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en Espagne l’agriculture, l’industrie et le commerce, et enfin un plan nouveau pour la fourniture des vivres de toutes les troupes d’Espagne. Ce dernier plan étant de tous les projets du voyageur celui qui a été le plus voisin de l’exécution, laissons-le en discourir à sa manière dans une lettre inédite à son père, qui est très longue et à laquelle j’emprunte beaucoup de citations, parce que, dans ses deux parties si différentes, la lettre est un vivant portrait de cet industriel doublé de philosophe et d’artiste qui s’appelle Beaumarchais.


« Madrid, 28 janvier 1766.
« Monsieur et très cher père,

« J’ai reçu votre lettre du 15 janvier par laquelle vous dites des merveilles sur votre étonnement de la réception que vos amis ont faite à votre confidence[1] ; mais ce que vous appelez coups de surprise m’eût paru, à moi, une chose toute naturelle. Pour être bien avec soi, il faut n’avoir rien à se reprocher dans la conduite des choses qu’on entreprend ; pour être bien avec les autres, il faut réussir. Le succès seul fixe l’opinion des hommes sur le travail de ceux qui spéculent ; voilà pourquoi, si j’eusse pu arrêter la parole sur vos lèvres, je me serais opposé de mon mieux à ce que vous fissiez part de mes secrets à quelqu’un. Mes mesures ont beau être les plus sages que je puisse prendre ; j’aurai eu beau mettre tout le jeu, toute l’adresse imaginable pour faire filer une aussi grande affaire jusqu’à son heureux dénoûment : si quelque événement imprévu brise ma barque, même dans le port, je n’ai plus rien à espérer que le sourire amer de ceux qui m’auraient porté aux nues si j’avais fixé la fortune. Au reste, mon cher père, vous me connaissez ; ce qu’il y a de plus étendu, de plus élevé n’est point étranger à ma tête : elle conçoit et embrasse avec beaucoup de facilité ce qui ferait reculer une douzaine d’esprits ordinaires ou indolens. Je vous mandais l’autre jour que je venais de signer des préliminaires ; aujourd’hui je suis beaucoup plus avancé. L’hydre à sept têtes n’était qu’une fadaise auprès de celle à cent têtes que j’ai entrepris de vaincre ; mais enfin je suis parvenu à me rendre maître absolu de l’entreprise entière des subsistances de toutes les troupes des royaumes d’Espagne, Mayorque, et des presidios de la côte d’Afrique, ainsi que de celles de tout ce qui vit aux dépens du roi. Notre ami a raison de dire que c’est la plus grande affaire qu’il y ait ici, elle monte à plus de 20 millions par an. Ma compagnie est faite, ma régie est montée ; j’ai déjà quatre cargaisons de grains en route, tant de la Nouvelle-Angleterre que du midi, et, si je coupe le dernier nœud, je prendrai le service au 1er mars. Les gens qui sont aujourd’hui en possession de cette affaire n’y entendaient rien, et, dans l’année passée, ils ont horriblement perdu : 1o parce que les grains ont été hors de prix en Espagne et qu’ils n’avaient pas une seule correspondance chez l’étranger ; 2o parce qu’ils avaient entrepris l’affaire à un titre trop modique. Je les ai mis hors de cour par divers arrangemens très difficiles à combiner ; enfin, par mon moyen, l’esprit de conciliation et la paix ont succédé à une aigreur aussi ruineuse entre des associés

  1. Le père, déjà instruit de l’affaire, et à qui son fils recommandait le secret, en avait parlé avec précaution à des amis qui avaient paru douter du succès.