Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 16.djvu/293

Cette page a été validée par deux contributeurs.

l’homme qui, sous le rapport musical, y tenait la première place, c’est-à-dire Beaumarchais. Les princesses, en lui montrant l’éventail qu’il regardait en souriant, signalèrent elles-mêmes cette omission malveillante en déclarant qu’elles ne voulaient pas d’une peinture où l’on avait dédaigné de faire figurer leur maître.

La jalousie qu’excitait la situation de Beaumarchais ne s’en tint pas aux petites noirceurs ; elle alla bientôt jusqu’à l’outrage. Gravement insulté et provoqué par un homme de cour que le manuscrit de Gudin et la correspondance inédite désignent seulement sous le nom de chevalier des C....., Beaumarchais dut accepter la provocation.


« Ils montèrent à cheval, dit Gudin, se rendirent sous les murs du parc de Meudon et se battirent. Beaumarchais eut le triste avantage de plonger son épée dans le sein de son adversaire ; mais, lorsqu’en la retirant, il vit le sang sortir à gros bouillons et son ennemi tomber sur la terre, il fut saisi de douleur et ne songea qu’à le secourir.

« Il prit son propre mouchoir et l’attacha comme il put sur la plaie pour arrêter le sang et prévenir l’évanouissement. Sauvez-vous, lui disait celui qu’il cherchait à rappeler à la vie ; sauvez-vous, monsieur de Beaumarchais. Vous êtes perdu si l’on vous voit, si l’on apprend que vous m’avez ôté la vie. — Il vous faut du secours, et je vais vous en chercher. Il remonte à cheval, court au village de Meudon, demande un chirurgien, lui indique le lieu où est le blessé, le conduit vers le chemin, s’éloigne au grand galop et revient à Paris, examiner ce qu’il doit faire[1].

« Son premier soin fut de s’informer si le chevalier des C….. vivait encore. On l’avait transporté à Paris, mais on désespérait de sa vie. Il sut que le malade refusait de nommer celui qui l’avait blessé si grièvement. « J’ai ce que je mérite, disait-il ; j’ai provoqué, pour complaire à des gens que je n’estime point, un honnête homme qui ne m’avait fait aucune offense. »

« Ses parens et ses amis n’en purent tirer aucune autre réponse pendant huit jours qu’il vécut encore. Il emporta au tombeau le secret de celui qui le privait du jour et lui laissa le regret éternel d’avoir ôté la vie à un homme digne d’estime, à un homme assez généreux pour avoir craint de le compromettre par le plus léger indice.

« — Ah ! jeune homme, me dit-il un jour que je plaisantais devant lui de je ne sais quel duel dont on parlait alors, vous ignorez quel désespoir on éprouve quand on voit la garde de son épée sur le sein de son ennemi ! Et il me conta cette aventure qui l’affligeait encore, quoiqu’elle se fût passée depuis plusieurs années. Il n’en parlait qu’avec chagrin, et je ne l’aurais vraisemblablement jamais apprise, s’il n’eût pas cru nécessaire de me faire sentir combien il peut être dangereux de plaisanter sur des événemens aussi funestes, et que la légèreté multiplie beaucoup plus que la bravoure.

« Avant que le chevalier fût mort, lorsqu’il était encore incertain s’il ne laisserait pas échapper le secret qu’il voulait garder et si sa famille n’en

  1. Cette relation de Gudin semble indiquer que les deux adversaires se seraient battus sans témoins. Je la reproduis telle qu’il l’a écrite.