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l’exacte vérité sur ce point. Du reste il suffira, pour défendre Beaumarchais des calomnies infâmes que nous retrouverons dans le cours de ce récit, de le montrer dans l’intimité de son caractère et de sa vie privée ; on reconnaîtra sans peine qu’un tel homme ne peut pas être, comme dit Voltaire, un empoisonneur, et il ne restera plus qu’à s’étonner que des imputations aussi perfides et aussi atroces n’aient pas même eu pour résultat d’altérer la bonté et la gaieté de son naturel.

Ainsi, en entrant dans le monde, Beaumarchais recevait de la destinée ce mélange de faveurs et de disgrâces qui devait remplir toute sa carrière et tenir constamment en éveil son caractère et son esprit. La mort de sa première femme le rejetait dans la pauvreté ; mais il avait un pied à la cour par sa petite charge, qu’il avait conservée, et bientôt se présenta pour lui l’occasion de regagner au-delà de ce qu’il avait perdu.

On a vu que, dès sa jeunesse, il aimait la musique de passion ; il chantait avec goût et jouait avec talent de la flûte et de la harpe. Ce dernier instrument, alors peu connu en France[1], commençait à obtenir une grande vogue. Beaumarchais s’attacha à l’étude de la harpe, il introduisit même un perfectionnement dans les pédales de cet instrument, comme il avait perfectionné le mécanisme des montres. Sa réputation de harpiste, conquise dans quelques salons de la ville et de la cour, parvint bientôt aux oreilles de Mesdames de France, filles de Louis XV. Ces quatre sœurs dont la vie retirée, les habitudes pieuses, formaient un contraste heureux avec le ton de la cour dans les dernières années du règne de Louis XV[2], cherchaient à se distraire de la monotonie de leur existence en se livrant aux études les plus variées. Mme Campan nous apprend dans ses mémoires que non-seulement l’étude des langues, mais aussi les mathématiques et même le tour et l’horlogerie, occupaient successivement leurs loisirs ; elles aimaient surtout la musique ; Mme Adélaïde, par exemple jouait de tous les instrumens, depuis le cor jusqu’à la guimbarde. On se rappelle que Beaumarchais avait déjà eu occasion, en sa qualité d’horloger, de faire pour Mme Victoire une pendule d’un genre nouveau. En apprenant que ce jeune horloger, devenu contrôleur de la maison du roi, se faisait remarquer par son talent sur la harpe, Mesdames désirèrent l’entendre. Il sut se rendre agréable et utile ; elles déclarèrent

  1. Dans les lettres de Diderot à Mlle Voland, à la date de 1760, on lit : « J’avais été invité la semaine passée par le comte Oginski à l’entendre jouer de la harpe… Je ne connaissais point cet instrument ; c’est un des premiers que les hommes ont dû inventer… La harpe me plaît… cependant elle est moins pathétique que la mandore. »
  2. On connaît les sobriquets de mauvais goût dont Louis XV s’amusait à décorer ses filles dans l’intimité : il appelait Mme Victoire Coche, Mme Adélaïde Loque, Mme Sophie Graille, et Mme Louise Chiffe.