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hommes et conquérir de bonne heure cette renommée de fatuité qui fut, on peut le dire, la source de toutes les haines amassées contre lui, haines féroces, dont son repos et sa réputation eurent tant à souffrir et qui le faisaient s’écrier, dans ses mémoires contre Goëzman : « Mais si j’étais un fat, s’ensuit-il que j’étais un ogre ? »

Toutefois, en 1755, le jeune Caron, simple horloger, n’était pas dans une situation à pouvoir faire ombrage aux courtisans qui lui commandaient des montres. Il commença donc par avoir les profits de sa bonne mine sans en éprouver d’abord les inconvéniens. Une femme qui l’avait remarqué à Versailles vint le voir à Paris dans sa boutique rue Saint-Denis, sous prétexte de lui apporter une montre à réparer. Ce n’était pas précisément une grande dame, c’était la femme d’un contrôleur de la bouche, ou, pour parler plus noblement et plus exactement, d’un contrôleur clerc d’office de la maison du roi, qui, par parenthèse, portait les mêmes prénoms que Beaumarchais, car il s’appelait Pierre-Augustin Francquet. Cette charge de contrôleur clerc d’office était une de ces mille fonctions de cour que nos rois créaient jadis quand ils avaient besoin d’argent, et qui, une fois vendues au premier titulaire, se transmettaient ensuite par lui à ses héritiers ou à d’autres acheteurs avec l’agrément du prince, comme aujourd’hui les charges d’avoué ou de notaire. C’est ce qui faisait dire à Montesquieu dans ses Lettres persanes : « Le roi de France n’a point de mines d’or comme le roi d’Espagne, son voisin ; mais il a plus de richesses que lui, parce qu’il les tire de la vanité de ses sujets, plus inépuisable que les mines. On lui a vu entreprendre ou soutenir de grandes guerres, n’ayant d’autres fonds que des titres d’honneur à vendre, et, par un prodige de l’orgueil humain, ses troupes se trouvaient payées, ses places munies, ses flottes équipées. » Ceux qui voudraient se faire une idée de l’innombrable variété de ces charges de cour n’ont qu’à consulter un des almanachs qui se publiaient avant la révolution sous le titre d’Almanach de Versailles : ils y trouveront des fonctions burlesques comme celles de cravatier ordinaire du roi ou de garde des levrettes de la chambre, qui probablement avaient coûté plus d’argent qu’elles ne donnaient de travail aux titulaires.

Le contrôleur clerc d’office dont la femme avait remarqué le jeune Caron était très vieux et infirme. Sa femme n’était plus de la première jeunesse. Je vois, d’après une note de Beaumarchais, qu’elle avait six ans de plus que lui, par conséquent trente ans en 1755 ; mais elle était fort belle, et, lorsqu’elle vint en rougissant présenter sa montre au charmant horloger, celui-ci n’eut pas besoin qu’on l’invitât à la reporter lui-même. « Le jeune artiste, dit galamment Gudin, brigua l’honneur de reporter la montre aussitôt qu’il en aurait réparé le désordre. Cet événement, qui semblait commun, disposa de sa vie et lui