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SCÈNES ET MŒURS DES RIVES ET DES CÔTES.

dressa tout à coup soulevée par les eaux, et montra aux premières lueurs du jour le visage immobile et pâle de l’éclusier. Le cadavre passa rapidement comme s’il eût voulu dire un dernier adieu à ce modeste domaine confié à sa garde et qu’il avait défendu jusqu’à la mort, puis il alla s’engloutir dans les eaux grossies.

Nicole, qui avait tendu le bras vers cette funèbre vision, la suivit une minute en courant le long de l’écluse ; quand elle la vit s’abîmer dans les eaux, ses genoux fléchirent, et elle s’affaissa dans les bras d’Alann.

Presqu’au même instant les bateliers et le petit bossu revenaient de la lande brûlée, où ils n’avaient rencontré personne : ils apprirent le naufrage de la barque avec une stupéfaction désolée ; mais le jeune patron coupa court à toutes les questions en chargeant deux de ses compagnons de procéder au sauvetage des bris, tandis qu’il prenait le plus vieux marinier pour explorer avec lui le canal et chercher le corps de l’éclusier. Cette recherche se prolongea pendant plusieurs heures. Enfin, après avoir suivi les berges, visité les atterrissemens et sondé les remous, le jeune homme dut revenir et avouer à Nicole l’inutilité de tous leurs efforts. Ce fut pour la jeune fille un redoublement de douleur ; elle avait fait sa consolation de ces derniers devoirs à rendre aux restes de son père, et, en renonçant à sa pieuse espérance, il lui sembla qu’elle le perdait une seconde fois.

Enfin, vers le soir, il fallut se décider à quitter un lieu où rien ne la retenait plus, pour suivre Alann chez sa mère. On attela la petite vache maigre Pen-Ru à une charrette sur laquelle fut chargé le peu de meubles qui avait échappé à l’incendie. L’orpheline, vêtue de ses habits de deuil et la coiffe flottante sur les épaules, s’assit au milieu de ces débris d’une aisance détruite ; à côté marchaient Alann, qui dirigeait l’attelage, et Perr Baliboulik. Portant son léger bagage, au-dessus duquel gazouillait le pinson chanteur ; derrière venaient les mariniers chargés de rames, de toiles en lambeaux et de cordages brisés. Avoir cette troupe silencieuse et sombre suivre lentement les berges désertes aux lueurs d’un soleil qui déclinait et jeter à chaque détour un regard en arrière, on eût dit quelque famille des temps barbares chassée par la guerre, l’inondation ou l’incendie, et fuyant avec ses pénates éplorés pour chercher au loin une nouvelle patrie.

Une année après le meurtre de l’éclusier, la cour de Vannes jugeait Konan et Guy-d’hu, qui allèrent expier au bagne de Brest leur longue impunité, tandis que Soize et Laouik étaient envoyés à l’hospice des orphelins. Quant à la vieille aveugle, elle avait été trouvée l’hiver précédent à l’entrée des Montagnes-Noires, appuyée au revers d’un fossé, la tête sur son bâton d’épine et dormant de l’éternel sommeil.


Émile Souvestre.