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REVUE DES DEUX MONDES.

— Reprenez donc votre bâton d’épine, vieille femme de colère, et tournez le dos pour toujours à la lande, car je suis venu vous avertir que demain les gendarmes y seraient.

L’aveugle voulut faire quelques objections ; mais Konan frappa la crosse de son fusil contre le sol avec colère.

— Jour du diable ! je n’ai pas le temps de causer, s’écria-t-il ; si je suis venu jusqu’ici sans prendre le temps de laver le sang de mes pieds et de mes mains, c’est que ma mère (Dieu la bénisse !) a bu votre lait ; mais, quand on a crié à la louve que les chiens allaient venir, on ne répond plus de sa vie. Dieu le père serait là que je ne m’arrêterais pas un instant de plus pour lui répondre. Écoutez donc, si vous tenez à votre salut. Nous ne pouvons partir ensemble sans être arrêtés ; il faut se séparer ici. Guy-d’hu prendra par le grand sentier et Laouik par les buttes, tandis que Soize vous conduira par la lande. Nous nous retrouverons là-bas, derrière le Faouët, dans la taille de chênes, près de la petite maison des korigans. — Vous avez entendu ? c’est dit ! et à cette heure que chacun compte sur lui-même et sur son patron.

Il remit son fusil sous son bras, et, après avoir montré à Guy-d’hu et à Laouik deux directions qu’ils se hâtèrent de prendre, il disparut lui-même dans un des invisibles sentiers de la brande.

La vieille les laissa partir sans faire aucun mouvement et sans prononcer aucune parole pour les retenir ; elle demeura quelque temps immobile à la même place, semblant prêter l’oreille au bruit de leurs pas. Le sourire vague qui entr’ouvrait ses lèvres donnait à sa figure granitique une expression de joie terrible et méprisante ; elle murmurait tout bas des mots inintelligibles. Enfin elle appela la petite fille.

— Me voici, mère, dit Soize.

— Sommes-nous seules ? demanda la vieille.

— Oui, mère, et on nous a dit de partir.

— Viens donc, mon enterreuse, reprit l’aveugle, et conduis-moi à l’écluse.

L’enfant parut étonnée.

— Ils ont recommandé de prendre par la lande, fit-elle observer.

— Non, non, interrompit la vieille femme, par l’écluse, Soizik ; je veux aller par l’écluse… Je n’ai pas peur qu’on m’arrête, moi ; je n’ai mis la main ni à l’incendie ni au meurtre ; il n’y a pas de tache rouge sur mes habits ; le sang de l’homme tué ne m’a rejailli que dans le cœur, et là ils ne peuvent le voir. Conduis-moi, je veux savoir par tes yeux s’ils ne se sont pas vantés trop haut et s’ils ont aussi bien travaillé qu’ils le disent. En route, petite, et prends par le chemin le plus court.

Elle s’était levée et avait présenté le bout de son bâton à l’enfant, qui s’en servit pour la diriger à travers les méandres du taillis d’ajoncs. Contre son habitude, la vieille aveugle pressait le pas sans