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lande comme un païen. Ce n’est pas votre faute, je le sais, et Dieu vous pardonnera, je l’espère. Seulement écoutez ceux qui vous avertissent ; cessez de nous vouloir du mal, et je vous ferai tout le bien que je pourrai. Je veux commencer dès à présent. Attendez-moi là, cher ami, et aujourd’hui du moins il y aura un Guivarch qui ne souffrira pas de famine.

Elle courut à la maisonnette de l’écluse, d’où elle sortit bientôt avec une écuelle de lait sur laquelle était posée une tranche épaisse de pain noir et qu’elle déposa en souriant aux pieds du jeune gars. À cette vue, les narines de Laouik se gonflèrent, son œil brilla, ses lèvres s’entr’ouvrirent ; il se pencha en avant les bras tendus et avec une interjection bruyante comme s’il eût voulu saisir à deux mains la proie inespérée qui lui était offerte : toutes les joies furieuses de la faim qui va se satisfaire parurent éclater sur ses traits illuminés ; mais ce ne fut qu’un éclair. Par une réaction subite et souveraine, la volonté sembla tout à coup dominer l’instinct, son visage se crispa dans une expression résolue et sombre ; il se leva d’un bond et renversa du pied l’écuelle de hêtre. Il y avait dans ce refus silencieux une telle énergie de haine, que Nicole recula effrayée. Laouik jeta un dernier et fier regard à ce festin refusé, dont les débris jonchaient la bruyère ; il fit entendre un de ces éclats de rire sauvages dont il avait l’habitude ; puis, comme s’il eût craint une tentation nouvelle, il s’élança en courant à travers la lande, et disparut bientôt dans une des ravines qui la sillonnaient.


II.

Pendant ce temps, Perr Baliboulik avait gagné le revers du grand plateau et suivait un des sentiers qui serpentaient au hasard parmi les touffes d’ajoncs épineux, de genêts verdoyans et de bruyères aux teintes rougeâtres. De son épaule pendaient un faisceau de gluaux et la cage qui renfermait le chanteur captif destiné à piper les oiseaux libres de la lande.

L’air frais et léger était imprégné des premières senteurs de la sève en travail. On entendait de tous côtés je ne sais quel bruissement de vie annonçant le réveil de la création. Les gazouillemens d’oiseaux montaient de tous les points de la brande et descendaient de tous les points du ciel. Le petit bossu s’avançait joyeux au milieu de ce double concert en promenant autour de lui un regard réjoui. À partir du moment où il avait mis le pied sur la bruyère, un changement singulier s’était opéré dans toute sa personne. L’expression timide qui lui venait de sa difformité avait fait place à une activité guillerette que révélaient une marche plus vive, un regard plus assuré et un chantonnement entrecoupé d’exclamations ou de remarques faites à haute voix. On sentait