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qu’elle est sincère, et que, par cela seul qu’elle est sincère, elle est divine, idée qui, si elle était reprise et développée par un esprit puissant, pourrait mettre fin à ces querelles sur l’infaillibilité de la conscience humaine qui agitent le monde depuis un siècle.

George et Phinéas le quaker, montés sur un petit chariot avec Éliza, son enfant et deux autres esclaves fugitifs, courent à toute vitesse pendant que, derrière eux, Tom Loker et Marks, les marchands d’esclaves, galopent avec les officiers de justice pour les ressaisir. Les fugitifs n’ont que le temps de cacher leur voiture et de prendre position sur une éminence défendue de tous côtés par des rochers, et dont on ne pourra les déloger que par un combat. Malheur au premier assaillant qui s’aventurera à grimper le long des sentiers difficiles qui conduisent à cette éminence, où Phinéas et George préparent déjà leurs fusils ! — Les sommations faites et après refus de George d’y obéir, un combat s’engage, et le trop hardi Tom Loker tombe frappé d’une balle. « Ces nègres ont le diable au corps ! » dit à l’unisson le reste de l’escorte, qui s’éloigne pour aller chercher du renfort, abandonnant Loker baigné dans son sang et relevé par la compassion d’Éliza. Les fugitifs reprennent leur route, ils fuient plus rapides encore qu’auparavant vers la terre de délivrance, et voilà à peu près complète l’odyssée de la pauvre Éliza, que nous devons abandonner pour suivre à son tour l’odyssée de l’oncle Tom.

Tom ! Éliza ! ce ne sont là que deux noms, et l’auteur a beau accumuler les malheurs sur la tête de ces deux personnages, nous ne verrons jamais que deux êtres humains, et nous serons toujours portés à croire qu’après tout ce sont deux exceptions. Triste nécessité des œuvres d’imagination, qui sont toujours plus ou moins mensongères et qui restent toujours au-dessous de la réalité ! Mais multipliez cette somme de malheurs à l’infini, répartissez-la ensuite entre les trois ou quatre millions d’esclaves qui peuplent les états du sud, dites-vous qu’à l’heure même où Tom est emmené les fers aux mains par Haley, où Éliza fuit pour sauver son enfant, des milliers de mères moins heureuses se voient arracher les leurs, des milliers d’esclaves peuvent ne pas avoir même le triste bonheur de Tom, celui d’avoir été acheté par un marchand d’hommes relativement humain, qui fait ce commerce simplement par cupidité, et qui se convertira, ma foi, quand il sera tout-à-fait riche : ce sont ces milliers d’êtres souffrans, c’est ce chœur lamentable comme jamais chœur de tragédie antique ne l’a été, qu’il faudrait voir et entendre. Et tenez, voici justement Haley qui, sur un avis donné par les journaux, se rend à Washington, où l’on va vendre des esclaves par autorité de justice. Entrez dans cette salle où se fait entendre la voix du commissaire-priseur, regardez, et puis demandez-vous s’il n’est pas vrai qu’il existe telle chose qui s’appelle le crime anonyme, un crime dont personne n’est individuellement res-