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mistocle, a voté pour la loi. Peut-être cependant aurait-il proposé quelque amendement, s’il avait su le beau tapage que lui réservait mistress Bird, petite femme irritable et chatouilleuse sur les questions d’humanité.— J’espère, monsieur Bird, que vous n’avez pas voté pour cette loi ? — Pardon ! ma belle petite curieuse. — Je n’aurais pas attendu cela de vous, John ! — Mais écoutez donc, chère amie. — Je n’écoute rien, et j’espère bien que vous êtes tout prêt à violer votre loi. Tenez, j’ai justement une esclave avec son enfant, je lui ai donné asile ce matin, voyons un peu si vous la chasserez ! — En effet, autre chose est de faire une loi pour prescrire l’inhospitalité et la dureté du cœur, et autre chose est de consentir à être dur et inhospitalier en réalité. Si vous voyez apparaître devant vous tout à coup quelque négresse saignante, tremblante, les vêtemens déchirés, les pieds coupés par la glace, comme Éliza, à qui mistress Bird a donné asile, que ferez-vous ? Songerez-vous à faire appliquer la loi, même alors que vous l’aurez votée ? Il n’y a pas de loi qui puisse prévaloir contre le sentiment instinctif d’humanité et le premier mouvement irréfléchi du cœur ; l’instinct ici, comme en beaucoup d’autres choses, l’emporte sur la logique politique, et c’est là le cas de M. Bird, le sénateur qui vient de voter, il n’y a qu’un instant, une loi contre les esclaves fugitifs. Après avoir vu le spectacle navrant d’une mère sans amis et sans secours, traquée comme une bête fauve ; après avoir entendu le récit de cette traversée héroïque de l’Ohio sur les glaces mouvantes, M. Bird, pensif, s’assied près de son foyer, et, rompant le silence de temps à autre : — Femme ? dit-il. — Eh bien ! cher ami. — Est-ce que cette malheureuse ne pourrait pas porter quelqu’une de vos robes ? — Nouveau silence. « Femme ? — Eh bien ! quoi encore ? — Il y a là un manteau qui ne sert pas à grand’chose, si vous le donniez à cette esclave ? Femme, je pense que cette pauvre malheureuse n’est pas en sûreté ici, je sais une ferme, chez mon ami Van Trompe, où elle serait bien plus en sûreté qu’ici ; il faut qu’elle parte dès cette nuit. » Est-ce la crainte de se compromettre qui fait ainsi parler M. Bird ? Peut-être ; mais pourquoi donc met-il tout à coup ses bottes, comme un homme qui prend décidément son parti ? Les chemins ne sont pas sûrs, il y a des passages dangereux, le vieux domestique Cudjoe ne connaît pas la route ; notre sénateur lui-même en personne conduira Éliza à la ferme de Van Trompe. Le sénateur Bird, qui vient de légiférer contre les esclaves fugitifs, conduisant lui-même une esclave fugitive, voilà le spectacle que la nuit cache aux yeux du monde ! Le chapitre est intitulé : Où l’on voit qu’un sénateur n’est après tout qu’un homme, et explique parfaitement quels obstacles rencontrent en Amérique toutes les lois faites dans l’intérêt des propriétaires d’esclaves, la facilité avec laquelle sont éludées toutes les mesures de compromis. On conçoit très bien comment cette question ne peut être résolue par des mesures et des transactions