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LE ROMAN ABOLITIONNISTE EN AMÉRIQUE.

malgré les assurances de mistress Shelby, qui lui proteste que son enfant ne lui sera pas enlevé, Éiiza sort doucement de sa chambre à l’heure où tout dort dans la maison, et va coller son oreille contre la porte de la chambre des époux Shelby, juste au moment où M. Shelby informe sa femme du traité fatal conclu avec Haley. Tom et l’enfant d’Éliza seront vendus. Éliza entend mistress Shelby supplier en vain, et M. Shelby, désespéré, répondre que tout est fini et que la vente des deux esclaves est l’unique moyen de se racheter de ses dettes. Elle rentre dans sa chambre, fait un paquet de ses hardes, sans oublier, malgré sa précipitation et son inquiétude, les joujoux de l’enfant, qu’elle réveille, sort furtivement de la maison, et va frapper à la porte de l’oncle Tom, qu’elle avertit de son départ et de la triste nouvelle qui attendait le réveil du vieux nègre. Elle chemine toute la nuit, et le matin, à l’heure où les esclaves de la ferme se répètent la nouvelle de la fuite d’Éliza, elle est arrivée sur les bords de l’Ohio, qu’il faut traverser à tout prix pour arriver à la terre promise et échapper aux poursuites. La chose est difficile, car la rivière est encombrée de larges et épais morceaux de glace que le dégel n’est pas encore parvenu à fondre, et il faut attendre un batelier. Pendant ce temps, les esclaves de la ferme, et surtout un certain Sam, qui ont lu sur le visage de mistress Shelby qu’elle était aise du départ d’Éliza, jouent une foule de tours à Haley, qui se trouve dans l’impossibilité de poursuivre immédiatement la fugitive. Enfin cependant il faut partir ; Sam, qui conduit Haley, aperçoit de loin la tête d’Éliza, penchée sur une fenêtre d’auberge en face de l’Ohio ; il pousse un cri en agitant son chapeau pour l’avertir, pendant qu’Haley, averti lui-même par ce bruit inattendu, court pour rejoindre sa proie, et ici il se passe une scène terrible. Éliza serre son enfant entre ses bras, court précipitamment vers la rivière, et s’élance sur la glace flottante, qui crie et s’enfonce sous son pied ; elle saute comme un oiseau sur les petites îles glacées et mouvantes, et atteint l’autre rive à la grande stupéfaction d’Haley et à la grande satisfaction des nègres témoins de cette scène : un épisode comme les courses au clocher elles-mêmes n’en peuvent point fournir !

Connaissez-vous une pièce de Shakspeare intitulée Measure for measure, où l’on voit un législateur rigide, prompt à condamner, inflexible comme un homme qui suppose qu’il n’aura jamais besoin de la charité d’autrui, tomber dans le crime contre lequel il a établi précisément les lois les plus sévères ? C’est un peu ce qui arrive à l’excellent M. Bird, sénateur de l’Ohio, qui vient de voter en faveur d’une loi défendant à tout citoyen de donner aide, nourriture ou protection aux esclaves fugitifs ; la loi était nécessaire pour donner satisfaction aux plaintes du Kentucky. La loi n’est pas juste, mais elle est nécessaire, et M. Bird, partisan, paraît-il, de la politique qu’exprimait ainsi Thé-