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anxiétés contemporaines, soit à cette perpétuelle dénonciation des injustices sociales ou des souffrances humaines ? Quelques lignes de La Bruyère sur la condition des paysans, quelques passages de Fénelon, et puis çà et là l’exemple de quelque grand débauché qui, comme Rochester, aura pénétré par ennui, lassitude et dégoût, dans quelques-uns des sentimens exprimés par Lucrèce et par Byron. Mais comment comparer ces quelques pages et ces quelques traits exceptionnels à la violence des passions, à la nudité des expressions, à la crudité des descriptions et des tableaux, à cet effroyable mélange de bien et de mal, d’anathèmes et de prières, que nous trouvons chez les écrivains modernes ?

Dans ce sentiment particulier aux écrivains modernes, nous distinguons donc deux choses : une dénonciation perpétuelle et souvent très involontaire de l’injustice, puis une grande inquiétude morale. Le christianisme est la source première de ces deux faits, il vit en nous sans que nous le sachions, sans que beaucoup même le veuillent ; il vit même quelquefois dans ces protestations faites au nom d’un autre principe que le sien par quelque esprit oublieux et étourdi. — L’antiquité n’a jamais connu de tels sentimens, elle n’a pas d’entrailles pour la douleur ; sa littérature est essentiellement une littérature aristocratique, dans le sens le plus dur, le plus impitoyable et le plus orgueilleux du mot : c’est la littérature du bonheur et de la beauté. Les millions d’êtres opprimés et souffrans sur lesquels reposait la société ancienne, et qui la supportaient en gémissant, semblables à des caryatides à la Michel-Ange, elle n’en dit rien. Ces millions d’ames humaines n’ont pas trouvé une voix pour traduire leurs plaintes et raconter leurs souffrances. Un morne silence a succédé, pour la postérité, à leurs sourds grognemens, à leurs paroles inarticulées, à leur impuissance de s’exprimer correctement pour raconter leurs douleurs. Que disait l’esclave grec ou romain en labourant son champ ? que pensait-il en tournant sa meule ? Quelles conversations tenaient entre eux ces misérables outils de travail dans les courtes heures de repos ? Quels étaient leurs mœurs et leurs amusemens ? De tout cela, nous ne savons rien ou à peu près rien. De nos jours, un poète, Thomas Hood, a fait un simple chant intitulé le Chant de la Chemise, et toute l’Angleterre a frissonné. Que serait pourtant cette plainte à côté d’une chanson d’esclave antique sur quelqu’une, nous ne dirons pas de ses souffrances, mais simplement de ses terreurs ? Que serait le Chant de la Chemise à côté d’un chant des murènes composé par quelque esclave poète racontant l’horrible spectacle d’hommes jetés en pâture aux poissons, et exprimant en son nom la terreur de tous ses frères incertains de savoir s’ils ne touchent pas à leur dernière heure et si le vivier ne s’est pas déjà ouvert pour eux, — ou bien encore à côté d’un chant de l’ilote ivre,