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LE ROMAN ABOLITIONNISTE EN AMÉRIQUE.

au délire, ceux-ci souffrant de tous les maux de l’esprit, ceux-là paralysés par toutes les souffrances du corps, les uns et les autres racontant de longues histoires d’abstinence involontaire, de privations morales et physiques, d’isolement et d’abandon ? La littérature moderne, en vérité, ne raconte qu’une seule chose : c’est que l’humanité est atteinte doublement dans son corps et dans son ame, dans sa santé physique et morale. Long-temps les jeunes gens désespérés, les femmes sans religion, les héros byroniens ont tenu seuls le monde attentif. Peu à peu et successivement sont venus se joindre à eux une foule compacte, hideuse, très mélangée et très suspecte, d’enfans déguenillés, de filles séduites, d’aventuriers équivoques, de prolétaires enfiellés et de bourgeois enfiévrés, toute une troupe de malheureux purs ou impurs, honnêtes ou criminels, doux ou cyniques. Le clinquant des vanités, les guenilles de la misère, les boues du vice, entassés pêle-mêle, forment comme le sol empesté sur lequel vivent et parlent ces personnages, qui tous, chose remarquable, n’expriment que des sentimens extrêmes, excessifs, violens. Ce spectacle, dis-je, est tout nouveau. Jadis les écrivains et les poètes se contentaient d’exprimer les sentimens moyens de l’ame humaine, ou de courir légèrement autour des affections du cœur, circum prœcordia cordis. Un certain optimisme bienveillant, tempéré quelquefois par une finesse malicieuse, était leur caractère dominant ; un certain amour de ce qu’il y a de sédentaire et d’uniforme dans les passions humaines, une grande timidité à s’aventurer dans ce qu’elles ont d’orageux et de violent, telles sont les qualités qui brillent dans leurs romans et dans leurs poèmes, et qui ont suffi à tout le siècle de Louis XIV. Lorsque ces qualités sont absentes, vous pouvez être certain qu’il n’y a chez les vieux écrivains qu’une assez forte dose de mépris pour les hommes ; mais c’est là tout : ils ne cherchent pas à en savoir plus long qu’ils n’en savent, convaincus d’avance qu’ils ne rencontreraient dans leurs recherches ultérieures que malignité et férocité. Les uns donc, comme le docteur Pangloss, disent : Tout va bien ; les autres, comme le pessimiste Martin, disent : Tout va mal. Excellens moyens pour débarrasser son esprit de toute inquiétude et pour garder son ame en repos, mais qui ne peuvent être malheureusement employés dans les temps révolutionnaires où nous sommes ! La souffrance et la douleur humaines, ils ont l’air de ne pas se douter qu’elles existent, — et en effet le spectacle de l’état social, qui dans ces époques est bien assis, le spectacle des mœurs, qui ont alors une originalité déterminée et consacrée par la tradition, les leur cachent. Contens de leur manière de vivre, ils s’y tiennent, et ne peuvent par conséquent atteindre aux mêmes profondeurs et aux mêmes épouvantes que les modernes, ces grands bourreaux d’eux-mêmes, ces infatigables analyseurs. Dans les anciens écrits que peut-on citer qui ait rapport soit à ces soucis et à ces