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REVUE DES DEUX MONDES.

Quoi de plus juste, au premier abord, que ce décret impérial ? « Vous ne reconnaissez pas nos dieux et nos poètes, nous vous interdisons nos poètes et nos dieux ! Nos temples vous sont défendus, nous vous défendons nos écoles ! Nous vous laissons vos apôtres, laissez-nous nos philosophes ! » À quoi saint Grégoire de Nazianze répondait dans le plus noble et le plus fier des langages (grandiloquentia, dit Bossuet), en homme qui comprend toute chose et qui ne s’en laisse pas imposer par une fausse modération : « Je ne sais pas dans le monde un acte de tyrannie d’un caractère plus odieux que l’édit de cet apostat qui défend aux jeunes gens chrétiens tout commerce avec les lettres, et je reviens à mon exorde, afin de mieux m’expliquer sur cet acte impie, impitoyable, d’un gouvernement que j’appelle : le gouvernement même de l’injustice ! Certes, je sais ici à qui je parle, à quelles ames sérieuses, à quels esprits éclairés, et mon indignation sera partagée aisément par tous les honnêtes gens, restés sensibles aux charmes de l’instruction et de l’étude ! Quant à moi, je ne sais pas de plus grands plaisirs et plus dignes d’un libre esprit. Aussi bien je cède, et volontiers, à qui les envie et les veut prendre, les grâces, les honneurs elles biens d’ici-bas ! Volontiers je renonce à la gloire, à la fortune, à la puissance, à tout ce que les hommes estiment le plus sur la terre, — impuissantes et stériles vanités… Au contraire, à mes yeux, la science est d’un prix réel, et je n’aurai pas tant d’ingratitude et d’injustice que de méconnaître, en y renonçant pour obéir à une loi injuste, tant d’utiles et glorieux travaux, entrepris par ces hommes glorieux qui sont restés nos maîtres dans tous les arts. À quoi pensait-il donc cet empereur aussi imprévoyant que haineux, et quelle rage le poussait, lorsqu’il nous fermait par une loi positive les sentiers de la poésie et de la science, et quel démon l’inspirait ?… Écoutez-moi, je vais vous le dire : Il obéissait aux inspirations de Sennachérib, l’impie, aux portes de Jérusalem ! »

« Quand vous priez Dieu, disait saint Ambroise, demandez-lui de grandes choses. » — Voilà comment saint Grégoire de Nazianze obéit à cette loi des grandes inventions : — magna ora ! — voilà comment il réduit en poudre ces longues et pénibles disputes qui n’ont pas d’autre cause que l’ignorance : causa laboris ignorantia. Et maintenant il nous semble que la cause des anciens, une fois pour toutes, est entendue. Quelle plus admirable conclusion pourriez-vous trouver, et plus convaincante en un pareil sujet, que la colère et l’indignation de cet homme divin, qui sort de sa gloire pour tout foudroyer, — quasi Deus fulminans tonat e machinâ !


Jules Janin.