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REVUE DES DEUX MONDES.

Un beau jour cependant un de ses amis, en l’abordant, voulut traiter avec lui ce sujet à la manière accoutumée. Oleski rougit, puis pâlît, et répondit par un mot qui se traduisait le lendemain, pour cet ami malencontreux, en une côte cassée par une balle. Tout Paris sut que la comte Oleski aimait passionnément la marquise d’Éponne : Valérie avait vaincu.

C’était à l’Opéra, dans une nuit de carnaval, que son succès s’était déclaré. Oleski fut abordé par un domino devant l’horloge du foyer, cette triste horloge qui fait entendre, au milieu de toutes nos folies, le bruit des mâchoires du vieux Saturne dévorant le genre humain avec son régulier et perpétuel appétit. Par un grand hasard, le beau Polonais était ce soir-là dans une disposition mélancolique. Le langage de Valérie, qu’il ne reconnut pas, lui remua doucement le cœur. Il alla s’asseoir avec elle au fond d’une loge, et, pensant qu’il avait pour compagne une inconnue à laquelle il n’aurait jamais à rendre compte d’un élan de sensibilité, il se mit à parler slave, tout en se servant de mots français. « Il se passe, dit-il, en ce moment quelque chose d’étrange dans mon ame. Cette nature invisible qui existe chez chacun de nous est, chez moi, cette nuit, toute bouleversée. Un souffle orageux, et qui me plaît pourtant, règne dans ce monde mystérieux ; il y ride des eaux limpides et y soulève un feuillage endormi. Vous avez vu quelquefois la lune se lever au-dessus d’un lac agité ; ainsi un astre nouveau pour moi se lève dans cette tempête et y jette un long rayon de tendre clarté… » Puis il s’interrompit en disant : « Je suis endormi à coup sûr, et je répète en rêvant quelque ballade polonaise. — Non, répondit une voix qu’alors il reconnut, vous ne rêvez pas ; un astre en effet s’est levé en vous : j’ai triomphé, vous m’aimez. » Et Valérie souleva son masque.

En faisant ce mouvement, elle s’était mise debout, et elle avait appuyé sur l’épaule de Ladislas, qui était resté assis, une petite main que semblait animer sous son gant blanc une puissance nerveuse et magnétique. Ses grands yeux avaient quelque chose de fixe et de profond ; c’étaient ces fleurs noires dont parle Henri Heine, ces fleurs enchantées qui vous regardent. Tout cela se passait la nuit et au bal masqué. Demandez à Mozart dans sa tombe si le bal masqué et la nuit ne seront pas toujours des forces magiques ! Oleski se sentit entraîné. Il se pencha vers elle : — Oui, tu as raison, lui dit-il, je t’aime ; c’est toi que mon ame tout entière vient de saluer.

Et il se mit en effet à l’aimer. Ne soyons pas injustes envers Valérie. Après sa victoire, elle eut pour celui qu’elle avait conquis tout ce que sa nature pouvait éprouver d’enthousiasme. Ce fut bien là ce qui perdit Ladislas ; il aimait, lui, l’honnête garçon, avec toute la sublime