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paré par les leçons de l’Académie et du portique. Ainsi, même pour la conversion chrétienne, il y aurait, vous le voyez, un certain danger à brûler les livres des philosophes. « Insensé que j’étais, je pleurais sur la mort de Didon, qu’un transport d’amour avait portée à se tuer de ses propres mains, et je voyais d’un œil sec cette mort que je me donnais à moi-même en me remplissant de ces vaines imaginations ; et s’il arrivait qu’on me détournât de ces lectures, je m’affligeais d’être arraché à cette cause de mes larmes. » — Ainsi, tout rempli de son Virgile, il déplorait ce qu’il appelle la folie des belles lettres ! « J’étais emporté en même temps par une passion violente pour les spectacles, qui m’offraient de continuelles images de mes misères et comme un nouvel aliment au feu dont j’étais consumé. Pourquoi est-on avide de cette tristesse que font éprouver les aventures tragiques et douloureuses de la scène ? On serait fâché d’éprouver de semblables choses, et cependant le spectateur se plaît dans cette tristesse, on peut même dire qu’elle fait sa joie ; en effet, on est d’autant plus ému de ces douleurs passionnées, qu’on est soi-même moins exempt des faiblesses qui leur ressemblent. Ce mal que nous ressentons, qui nous est propre, s’appelle misère ; ce que nous ressentons du mal des autres est appelé compassion ; plus il a éprouvé de ces émotions douloureuses, plus l’acteur qui les a fait naître recueille d’applaudissemens et de louanges. S’il arrive que ces événemens tragiques soient représentés d’une façon languissante, aussitôt l’ennui s’empare du spectateur, et il quitte le théâtre ; au contraire, il y reste jusqu’à la fin de l’œuvre, pour peu que vous sachiez lui arracher des larmes, tant il se plaît dans ces tristes émotions. »

On a écrit certainement des montagnes de livres sur l’art dramatique, sur les comédiens et sur les fêtes du théâtre : on n’a rien fait qui égale ce passage des Confessions, et puisque nous cherchons le sens purement littéraire des pères de l’église, il serait impossible de le trouver à un plus haut degré que dans les livres de saint Augustin. « Il n’y a rien sur la terre, disait-il encore, de plus misérablement partagé que le cœur de l’homme ; toujours une partie qui marche et toujours une partie qui se traîne, toujours une ardeur qui presse avec un poids qui accable, toujours vouloir et ne pas vouloir, craindre et désirer la même chose ! — et que j’ai long-temps été retenu par ces poèmes, par ces licences, par ces plaisirs : retinebant me nugæ nugarum, antiquæ amicæ meæ ! »

Si donc il a eu tant de peine, lui, ce grand docteur, appelé le docteur de la grâce, à se séparer de ces poètes aimés, comment donc et de quel droit nous voudrait-on priver de ces fêtes de la poésie et de ces jeux de l’esprit qu’il aimait tant ? À lui-même, ses amis et ses camarades disaient : « Vous allez donc renoncer à tous ces plaisirs, vous allez