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germes de fécondité et de richesse demeurés jusqu’à ce jour stériles faute de bras ?

Ce n’est point là assurément une idée neuve. Dans un rapport rédigé en l’an V sur les avantages à retirer des colonies nouvelles[1], M. de Talleyrand indiquait avec une grande supériorité de vues les ressources que peut offrir l’émigration aux états violemment agités par les discordes civiles. On nous saura gré de citer quelques passages de ce rapport remarquable, dont les appréciations s’appliquent avec une exactitude frappante à la situation actuelle de notre pays. N’y a-t-il pas d’ailleurs un certain charme d’intérêt historique à retrouver ainsi dans la poussière des documens administratifs les premiers travaux d’un homme qui a joué dans les événemens de ce siècle un rôle si éclatant ? Dès l’an V, M. de Talleyrand voyait juste dans une question qui nous arrête encore, et ses conseils méritent d’être écoutés : « Lorsque j’étais en Amérique, dit-il, je fus frappé de voir qu’après une révolution, à la vérité très dissemblable de la nôtre, il restât aussi peu de traces d’anciennes haines, aussi peu d’agitation, d’inquiétude, enfin qu’il n’y eût aucun de ces symptômes qui, dans les états devenus libres, menacent à chaque instant la tranquillité. Je ne tardai pas à en découvrir les principales causes. Sans doute, cette révolution a, comme toutes les autres, laissé dans les âmes des dispositions à exciter ou à recevoir de nouveaux troubles ; mais ce besoin d’agitation a pu se satisfaire autrement dans un pays vaste et nouveau où des projets aventureux amorcent les esprits, où une immense quantité de terres incultes leur donne la facilité d’aller employer loin du théâtre des premières dissensions une activité nouvelle, de placer des espérances dans les spéculations lointaines, de se jeter à la fois au milieu d’une foule d’essais, de se fatiguer enfin par des déplacemens, et d’amortir ainsi chez eux les passions révolutionnaires. Malheureusement le sol que nous habitons ne présente pas les mêmes ressources ; mais des colonies nouvelles, choisies et établies avec discernement, peuvent nous les offrir, et ce motif pour s’en occuper ajoute une grande force à ceux qui sollicitent déjà l’attention publique sur ce genre d’établissemens. » Et plus loin M. de Talleyrand rappelle encore le but politique de l’émigration : « L’art de mettre les hommes à leur place est le premier peut-être dans la science du gouvernement ; mais celui de trouver la place des mécontens est à coup sûr le plus difficile, et présenter à leur imagination des lointains, des perspectives où puissent se prendre leurs pensées et leurs désirs, est, je crois, une des solutions de cette difficulté sociale. Dans le développement des motifs qui ont déterminé l’établissement d’un très grand nombre de colonies anciennes, on remarque aisément qu’alors même qu’elles étaient indispensables, elles furent volontaires, qu’elles étaient présentées par les gouvernemens comme un appât, non comme une peine. On y voit surtout dominer cette idée, que les états politiques devaient tenir en réserve des moyens de placer utilement hors de leur enceinte cette surabondance de citoyens qui, de temps en temps, menaçaient la tranquillité… »

  1. Le rapport de M. de Talleyrand a été réimprimé à la suite d’un livre publié par M. S. Dutot sur l’Expatriation. Ce livre contient, sur l’ensemble de la question, des informations qui peuvent être très utilement consultées.