Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 16.djvu/13

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
7
CARACTÈRES ET RÉCITS.

ronèse. Malheureusement ou heureusement, suivant la manière dont on juge la vie, ce qu’il préférait à la musique, à la peinture, à tous les plaisirs du monde idéal, c’étaient les plus réels plaisirs de cette terre. Il était l’un des chefs de cette jeunesse bruyante qui essaya, pendant quelques hivers, d’élever à un faîte inconnu de splendeur le carnaval de Paris. Il était même devenu une sorte de personnage légendaire pour cette immense partie du public parisien qui côtoie, à chaque heure du jour, tout un monde dont il est aussi éloigné que de Tombouctou. Quand, par une matinée de mardi-gras, une voiture à quatre chevaux passait sur le boulevard portant quelques masques qui jetaient des dragées, nombre d’honnêtes promeneurs se disaient entre eux : « Voici la voiture du comte Oleski. »

Il est un fait certain, c’est que les femmes ont toujours eu une tendresse particulière de cœur pour ceux d’entre nous qui traitent la vie avec le plus d’audace et de légèreté. Lord Byron et M. Scribe sont d’accord sur cette vérité incontestable. Les folies d’Oleski étaient pour lui un titre à maintes bienveillances, qui s’exprimaient souvent avec une extrême vivacité ; mais pendant long-temps le beau polonais repoussa toute espèce d’amour, comme certains célibataires repoussent le mariage. C’était un amant de la vraie liberté, c’est-à-dire de cette bonne déesse ennemie des trophées sanglans, qui n’a jamais élevé de barricades contre aucun trône, mais s’est fait souvent contre de sentimentales tyrannies un rempart de joyeuses bouteilles et de vierges folles. Tantôt il s’indignait, tantôt il riait, tantôt il s’étonnait quand on lui racontait quelque histoire toute pleine de romanesque passion. — Werther, disait-il souvent, m’a toujours fait horreur ; c’est du reste une infamie de Goethe, qui eût trouvé, lui, un antidote contre les yeux noirs de toutes les Charlottes dans une bouteille de vieux vin du Rhin. — Ainsi pensait et parlait le comte Oleski, lorsqu’il rencontra la marquise d’Éponne. Tout danger alors semblait bien définitivement conjuré pour lui. Si je ne me trompe, à cette heure fatale de sa vie, il atteignait un âge qui le rendait plus propre à jouer le rôle du commandeur que celui de don Juan ; mais il était encore d’une merveilleuse beauté : on eût dit qu’au lieu de le flétrir, les années lui avaient gardé sa jeunesse. Son regard, où aucune grande passion ne s’était jamais allumée, avait conservé quelque chose de frais et de limpide ; il exprimait cette sorte d’innocence que quelques libertins doivent à l’état de tranquillité parfaite où ils ont laissé leur cœur.

Cette situation n’était guère celle de la marquise d’Éponne. Jamais créature humaine ne fit plus qu’elle abus de tous les exercices du cœur ; elle avait exécuté sur ce malheureux instrument tous les graves motifs de la passion, toutes les fantaisies brillantes de la coquetterie : aussi l’instrument même était-il un peu fatigué. Telle corde était brisée,