Quoique bien jeune encore, Philippe commençait à se lasser de cette existence aventureuse; il se maria, et fit le commerce des draps et des chausses. Veuf peu de temps après, il contracta un nouveau mariage en 1495, et dès ce moment ses affaires l’occupèrent exclusivement. Son commerce était prospère; tous les ans, il faisait un voyage à la foire du Landit ; en un mot, il vivait de ce qu’on appellerait aujourd’hui une bonne vie bourgeoise, sans ambition et sans autres incidens que ceux qui se succèdent dans les destinées vulgaires. La culture des lettres, telle que pouvait la comprendre un chaussetier du XVe siècle, était, après sa femme, ses enfans et le voyage du Landit, sa distraction la plus chère. Il faisait des vers, des nouvelles qui ne le cèdent en rien à celles de la reine de Navarre, et il consignait dans ses Mémoires, — ce sont ceux qui nous occupent ici, — le souvenir des événemens les plus importans du pays messin, ainsi que les incidens et les impressions de sa vie privée. On a donc de la sorte une monographie historique et une biographie curieuse, qui seront l’une et l’autre consultées avec fruit par ceux qui voudront étudier en détail l’époque à laquelle elles se rapportent.
En ce qui touche l’histoire générale et surtout l’histoire des institutions politiques, nous signalerons dans ces Mémoires les faits qui se rattachent à la constitution intérieure de la ville de Metz, véritable république oligarchique, où toute la puissance reposait sur six familles. Un maître échevin qui représentait le pouvoir exécutif, un conseil des treize dont les fonctions étaient administratives et judiciaires, le grand conseil composé de prud’hommes tirés au sort, — les comtes-jurés, délégués des classes ouvrières, constitués sous la haute influence des quelques familles dont nous venons de parler, formaient le gouvernement de Metz au XVe siècle. Ce gouvernement actif, énergique, jaloux de ses droits, soutint des luttes fréquentes et obstinées contre des ennemis puissans; son existence n’est pour ainsi dire qu’un état de guerre continuelle.
Dans sa vie intime, Philippe de Vigneulles offre le type naïf et vivant de ces hommes qui, au seuil même des temps modernes, gardent la forte empreinte des âges de foi vive et de croyances sincères. Lorsqu’il raconte une guerre, Philippe termine son récit par ces mots : Dieu y mette paix, amen. Chaque fois qu’il rapporte un crime, il ne manque jamais d’ajouter, en prononçant le nom du coupable : Dieu lui pardoint. Et cependant cet homme écrivait des contes dont la verve cynique ne le cédait en rien à la verve des trouvères. C’est que partout dans le moyen-âge les contraires se trouvent en présence, c’est que la chair proteste toujours contre l’esprit, comme la sorcellerie, cette parodie sacrilège des croyances les plus respectables, semblait protester au nom du génie du mal contre la puissance et la bonté divines.
L’éditeur des Mémoires de Philippe de Vigneulles, M. Michelant, initié par de fortes études à l’histoire de notre vieille littérature, s’est acquitté de sa tâche avec un grand soin. Il a joint au texte un glossaire où sont réunis et traduits tous les vieux mots du patois messin; de plus il a résumé dans une introduction générale toute la partie biographique dispersée dans les Mémoires, et il a tracé un tableau intéressant des institutions politiques de la ville de Metz ; mais nous regrettons que la société de Stuttgart ait cru devoir publier en allemand cette introduction primitivement écrite en français.