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écrire ce que l’on va lire. Je me sers sans crainte aucune de cette formule, car cette histoire, qui m’est revenue jusqu’en ses moindres détails si loin des lieux où elle s’est passée, est de celles qui éveillent toutes les curiosités humaines. C’est un aliment offert aux deux instincts dominans de notre nature sociale : à la compassion et à la malignité.

On s’entretint pendant huit jours à Paris, il y a une dizaine d’années, de la disparition subite du comte Ladislas Oleski et de la marquise d’Éponne. Cet événement occupa tellement les esprits, qu’il prolongea, en mettant à néant je ne sais quelle grande question politique, l’existence d’un ministère. L’opinion qui faisait retentir sa voix autour des tables de thé pouvait à peu près se traduire ainsi : « La pauvre femme ! entre quelles mains elle est tombée ! Dans un mois, il l’aura remplacée par une danseuse. C’est un de ces hommes qu’on devrait reléguer dans les clubs. Sa présence était un vrai scandale dans le monde. L’année dernière n’a-t-il pas été aux courses avec un essaim de ces créatures qu’on ne saurait trop éloigner de tout ce qui se passe et tenir étrangères à tout ce qui se dit ? On affirme que tous les soirs, à l’Opéra, il était ivre. Mais c’est qu’il la battra, il la battra pour sûr ; il lui donnera des coups ; ce sont là les souffrances de cœur qu’elle trouvera auprès de lui. » Quelqu’un qui a entendu tous ces propos, et bien d’autres encore, pensait tout autrement. Voici ce qu’il pensait.

Oleski aurait pour la femme qu’il avait enlevée un amour qui deviendrait le but suprême de sa vie. Les personnes, du reste, qui, en ce moment, jugeaient ce pauvre comte avec le plus de sévérité, n’avaient pas toujours été aussi malveillantes à son endroit. Quand Oleski parut à Paris, il y a de cela déjà un assez bon nombre d’années, il jouit, pendant tout un hiver, de l’un de ces capricieux engouemens qui sont une des charmantes et funestes manies de notre pays. Il avait été exilé, non point pour une affaire politique, — la politique en aucun temps n’avait été la maîtresse de son cœur, — mais pour une mystérieuse aventure fort sérieusement appréciée par l’empereur de toutes les Russies. C’était un polonais dans ce que les polonais ont de séduisant. Il avait une nature mobile et d’une caressante expansion qui faisait épanouir chaque jour de nouvelles affections autour de lui. On ne peut point dire assurément que son intelligence eut une grande étendue ; mais toutefois il avait le secret des nobles et délicates jouissances. Ami, par exemple, il aimait la musique comme ce tendre et fantasque héros de la plus spirituelle et de la plus sentimentale comédie de Shakspeare, comme l’amant de la capricieuse Olivia, le duc d’Illyrie. Il aimait aussi la peinture ; on a de lui une tête de Vénitienne, il est vrai que c’est son œuvre unique, qui fait songer de Vé-