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avènement : nous n’en avons pas le droit, hélas! En parcourant un jardin abandonné, nous remarquions avec quelle promptitude l’arbre cultivé retourne au sauvageon; nous réfléchissions tristement que la civilisation gravite sans cesse vers l’état sauvage, comme l’homme vers la terre d’où il est sorti, et qu’une suite incessante d’efforts intelligens peut seule l’empêcher de retomber. Il se pourrait donc que le système d’échange eût son jour; bien plus, en se créant des rouages complémentaires pour réparer les omissions de son inventeur, il se pourrait qu’il se rendît viable, et que la nature humaine trouvât moyen de préparer sous son influence une nouvelle civilisation; mais nous ne voyons nul motif pour tenter l’aventure, car nous voyons que le but du réformateur ne serait pas atteint par son moyen, et que le mal avec lequel il a voulu en finir ne serait nullement terminé.

Nous n’irons pas plus loin dans l’énumération des hypothèses dont la théorie de M. Proudhon est le produit. Au lieu de les examiner une à une, réduisons-les toutes à leur commun diviseur, et nous aurons comme la faute primaire de l’écrivain. Il ne connaît pas l’homme; il n’a pas surpris le double et éternel secret des faits humains; il n’a pas pénétré comment toutes nos volontés, nos actions et nos idées sont les résultats de deux agens, et comment, pour prévoir ce que feraient et voudraient les individus ou les communes sous un nouveau régime, il fallait calculer leur orbite d’après ces deux forces. L’homme collectif ou individuel est une intelligence limitée et une vertu limitée; il y a chez lui en conséquence une dose d’ignorance et une dose de connaissance, une dose de bon vouloir et une dose de malveillance : ce sont là ses deux électricités positive et négative, la chaîne et la trame de tout ce qui se produit en lui. Remuez tant qu’il vous plaira l’humanité, il n’en restera pas moins des hommes avec leurs deux électricités, et un règne humain composé de mille espèces d’humains. Le lendemain comme la veille, il y aura chez tous des incompétences : chez les majorités, un énorme excédant d’ignorance et d’immoralité; — et sans cesse le péché, partout où il existera, portera immanquablement son double fruit : la folie pour premier acte, la terreur ensuite.

A notre avis, ne pas voir cela ou ne pas se le rappeler sans cesse, c’est n’avoir pas le sens du mystère qui est la vie de tout ce qui vit, la manière dont s’engendre tout ce qui s’engendre, et ce déficit aussi entraîne fatalement ses conséquences. M. Proudhon avait péché par là, et, parce qu’il n’avait pas vu l’éternelle action des incapacités humaines, il a dû ne pas comprendre l’utilité de tous les intermédiaires, de tous les modérateurs, de toutes les institutions, qui sont comme nos assurances contre les risques et périls de nos manquemens.


Afin de tirer au moins quelque profit de cette pénible étude, il nous