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les abus et les souffrances auxquels les institutions établies pouvaient donner occasion; puis il a cru que les institutions elles-mêmes étaient la seule cause de tout ce mal que les incompétences et les malhonnêtetés humaines en pouvaient tirer. Et parce qu’il est parti de cette croyance, parce qu’il n’a pas vu que la racine des abus était dans la nature humaine, il a cru que, pour en finir avec les misères et les malversations, il suffirait d’en finir avec les institutions. Le quaker Fox en était venu aussi à conclure que, pour guérir les hommes de toutes les vanités, de toutes les superstitions, il suffirait de leur enlever leurs sept sacremens et leurs prêtres, leurs titres honorifiques et le droit de se donner des coups de chapeau. Réformateur au temporel, c’est à la civilisation temporelle de son temps que M. Proudhon s’est attaqué. Il avait devant lui un état avancé de société, un riche ensemble d’efficacités résultant d’un riche ensemble de forces actives; il a pris à partie tous les inconvéniens qu’entraînent forcément les complexités d’un organisme supérieur, et, pour nous délivrer de ce tribut payé à la fatalité, il a voulu nous ramener à l’état rudimentaire. Afin de couper court aux maladies que les humeurs corrompues peuvent faire sortir du jeu des organes dans un semblable corps, il retranche d’un seul coup tous les organes qu’une société avancée a besoin de se donner pour coordonner ses multiples élémens. Plus d’organe du crédit, plus d’organe judiciaire, plus d’organe ordonnateur, plus d’organe de la police, plus d’organe pour rien : — des intérêts, des molécules disjointes et pas autre chose; liberté absolue pour toutes les intentions, toutes les volontés et les idées qui peuvent germer chez les hommes; liberté de naître, liberté de faire ensuite tout ce qu’il leur plaira pour trouver librement leur rapport !

Mais si tous ces intérêts ne trouvaient pas leur rapport! s’ils s’entrechoquaient au lieu de s’accorder, si dans ce milieu, où les incompétences et les malveillances seraient aussi libres de naître que les nobles penchans et les larges vues, elles n’usaient de leur libre action que pour échanger des fraudes et des agressions!... M. Proudhon est loin d’avoir passé en revue toutes les objections, tous les doutes; pourtant il en a assez pressenti pour avoir peur et pour comprendre que son système, — son moyen d’arriver à l’égalité de bien-être, — n’était nullement capable d’y conduire sans certains complémens. Aussi a-t-il dû, en dernier terme, se démentir lui-même, absolument comme les utopistes religieux avaient été forcés de se déjuger tôt ou tard. Après avoir annoncé son libre examen, Luther avait abouti à la confession d’Augsbourg; après avoir prêché l’oracle intérieur qui suffit à tout et dispense de tout, le quakérisme s’était vu réduit à transporter la discipline dans la morale et à soumettre la conduite des amis à une surveillance inquisitoriale. De même M. Proudhon. Après s’être mis