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présentent ainsi à l’observation critique les dernières traces vivantes du génie primitif de l’Europe. Sous ce rapport, la littérature des Illyro-Serbes a donc une inappréciable valeur : elle est la seule des littératures européennes que le scepticisme n’ait pas encore entamée. Ce qui prouve bien l’espèce de fascination exercée par cette littérature sur ceux qui l’étudient, c’est la conquête qu’elle a faite de l’Hellène Demeter, devenu aujourd’hui son plus grand auteur dramatique; ce sont les écrits serbes du célèbre Italien Tomaseo. Exilé, emprisonné, puis amnistié à diverses reprises par l’Autriche, Tomaseo s’est mis, dans son âge mûr, à étudier avec passion l’idiome serbo-dalmate au point de pouvoir bientôt prendre place parmi les écrivains serbes, et c’est lui maintenant qui peut le mieux rapprocher dans un fraternel accord les deux tendances nationales, italienne et iugo-slave.

Peut-être les Illyro-Serbes seront-ils long-temps encore ’inférieurs aux autres Européens dans toutes les branches spéciales de la science et de la civilisation. Durant des siècles encore, ils resteront sous ce rapport les élèves de l’Occident; mais dans le domaine de la poésie naturelle, spontanée, ils sont incontestablement les premiers, et ils peuvent donner des leçons à l’Europe entière. De même dans la politique, pour tout ce qui touche à l’ordre primitif ou au fondement même des sociétés, pour la vie de famille, pour les rapports du riche avec le pauvre, pour la police locale, pour l’impôt, pour la distribution du travail, pour l’organisation communale et provinciale, les Iugo-Slaves nous offrent les plus purs modèles que l’Europe ait conservés. Le rôle qui semble offert à ce peuple dans la reconstruction de cette cosmopole chrétienne que rêvent les nations slaves se résume en un mot : la nature. Les Iugo-SIaves doivent rendre à la poésie factice le beau naturel, au rationalisme épuisé de ses doutes la tradition divine, à la civilisation tout entière stérilisée par une fausse science la sève et la vie originelle. Leur genre de cosmopolitisme est aujourd’hui le seul qui réponde vraiment aux instincts de la race slave. Sans doute leur idéal est encore bien étroit, bien borné, et peut-être ne doit-il sa pureté qu’à son état d’enfance. En tout cas, l’avenir des sociétés slaves repose tout entier sur les Illyro-Serbes. S’ils se corrompent à leur tour, avant que les polonais ou les Russes aient accompli leur régénération intellectuelle, alors qu’arrivera-t-il? L’idée slave restera sans doute encore bien des siècles invincible et à l’abri de toutes nos innovations dans sa citadelle des steppes; mais le parfum primitif, mais la virginité du slavisme auront péri. Il ne restera plus guère qu’une force aveugle et terrible, et les Slaves auront manqué, eux aussi, comme déjà tant d’autres races sur la terre, à la mission pacifique pour laquelle la Providence les avait fait grandir.


CYPRIEN ROBERT.