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Turcs. L’armée musulmane, enivrée de sa victoire, étant venue sous les murs de la ville exiger avec menaces l’extradition des vaincus, Raguse préféra se laisser assiéger. Cet acte de généreuse hospitalité obtint sa récompense. La présence et les exemples de tant de nobles proscrits inspirèrent aux Ragusains un admirable élan de patriotisme, et le XVe siècle vit rapidement éclore chez eux les premières œuvres classiques de la littérature serbe.

Parmi les poètes de cette période qui ont survécu se distinguent l’aimable et tendre George Derjitj, vrai mystique d’Orient doué de la clarté et de la simplicité slaves; l’austère anachorète Mavro Vetranitj, qui a chanté dans sa cellule la vie du désert; André Tchubranovitj, auteur du gracieux petit poème de Tsiganka (la Bohémienne) et d’un assez grand nombre de ballades amoureuses, où respirent tout l’abandon et toute la gaieté primitive. À l’entrée du XVIe siècle paraît Stéphane Gotse, auteur d’un poème dramatique célèbre chez les Slaves, la Dervisiade. La vie des derviches et des sophis orientaux exaltait alors singulièrement les hautes intelligences dalmates et serbes : tous ces poètes, soit par leurs voyages si fréquens à Constantinople, soit par leur voisinage des provinces turques, avaient pu contempler le grand spectacle de la civilisation musulmane, alors à son apogée, et ils sentaient malgré eux la supériorité, sous plus d’un rapport, de cette civilisation essentiellement démocratique sur la civilisation incomplète et factice qui naissait en Occident des mœurs aristocratiques et féodales. De là le caractère tout oriental, sous le manteau latin, des poètes ragusains d’alors, je veux dire principalement des poètes lyriques, car à côté de ceux-ci il y avait, dès le XVIe siècle, à Raguse, une autre école, celle des poètes dramatiques, qui s’inspiraient plutôt de l’Italie et de l’antiquité classique. Parmi ces auteurs, le plus ancien dont il nous soit resté des comédies en prose et en vers est Maroie Derjitj, mort en 1580. Ses inspirations sont encore bien plus didactiques que poétiques, et ses comédies ressemblent beaucoup aux allégories où le moyen-âge faisait dialoguer les Vertus et les Vices.

On conçoit que le théâtre ne pouvait atteindre à sa maturité chez les Serbes avant que l’épopée se fût épanouie. Elle sortit peu à peu des langes de la rapsodie, et se révéla dès la fin du XVIe siècle sous la plume du célèbre Jean Gundulitj. Voulant donner aux Serbes leur épopée nationale, Gundulitj devait nécessairement choisir pour sujet leur lutte contre l’islamisme. Cette lutte avait été trop malheureuse pour qu’il ne cherchât pas à en cacher les côtés douloureux et sombres sous quelques triomphes éclatans, fussent-ils même étrangers : il adopta donc pour héros de son poème les guerriers polonais, alors en lutte avec le sultan Osman. Élargissant de plus en plus son cadre, il finit par faire en réalité de son Osmanide l’épopée générale de toutes les