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Pendant que les hommes qui étaient les plus capables de faire évanouir un injuste préjugé n’osaient l’affronter et se cachaient d’écrire, une autre classe d’écrivains n’a jamais hésité à se mettre en avant. Ce sont les raccoleurs de nouvelles, les reporters, ou, pour leur donner le nom sous lequel ils sont populaires, les penny-a-liners (écrivains à deux sous la ligne), c’est-à-dire les employés subalternes que les directeurs de journaux envoient par la ville en quête des accidens, des incendies et des crimes. Ils se trouvent déjà dépeints sous le nom d’émissaires dans le tableau satirique que Ben Jonson trace du personnel employé par Nathaniel Butter : ce sont eux qui recueillent les faits du jour à Westminster, à Saint-Paul et à la Bourse. Sous le nom que leur a valu le taux de leur salaire, ils ont exercé la verve de tous les auteurs satiriques du XVIIIe siècle, et, au temps où les œuvres dramatiques n’étaient pas encore soumises à la censure de la presse, l’écrivain famélique qui fait un jour mourir un personnage pour avoir à dîner, et le ressuscite le lendemain pour gagner son déjeuner, qui verrait volontiers la moitié de Londres renversée par un tremblement de terre pour en raconter la destruction à l’autre moitié, le penny-a-liner tenait, dans le théâtre anglais, à peu près la place du parasite dans le théâtre antique. Ses mœurs n’ont pas changé. Une maison a-t-elle brûlé, un meurtre a-t-il été commis, un enfant a-t-il été écrasé, — au milieu de la foule accourue se fait bientôt remarquer un individu qui multiplie les questions, qui va d’une personne à l’autre s’enquérir des moindres détails de l’événement, qui prend des notes sur un carnet, et qui, si la foule est compacte ou si l’on repousse les importuns, tient bon, se fait faire place et se réclame de son titre en répétant qu’il est « un monsieur de la presse » (a gentleman of the press). Du nombreux personnel qui concourt plus ou moins à la rédaction d’un journal, le public anglais ne connaît que les écrivains à deux sous; mais il les rencontre partout et à toute heure : au bureau des hôtels où descendent les étrangers de distinction, à la porte des grands personnages malades, dans tous les rassemblemens, aux courses, aux combats de coqs, au pied de l’échafaud des criminels qu’on exécute. Si dans une voiture publique, dans un lieu de divertissement, à un spectacle en plein air ou à une pendaison, à un convoi ou sur le passage d’un cortège royal, un homme est plus communicatif que les autres, a le verbe un peu haut, se montre prompt à questionner et à répondre, paraît au courant de toutes choses, sait les bruits du jour dans le plus grand détail et a le mot pour rire en toute occasion, pour peu qu’il laisse percer un bout de papier ou un crayon, il est immédiatement atteint et convaincu d’appartenir à la presse. Ces hommes que rien ne rebute, qui pénètrent de gré ou de force, ouvertement ou par ruse, partout où il y a une nouvelle à glaner, et dont l’avidité peu scrupuleuse brave tous les obstacles,