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Un moment, au début de la présidence de Boyer, la politique essaya d’infiltrer un sang nouveau dans les métaphores décrépites qui défrayaient la poésie du temps. L’honneur (très périlleux comme on va voir) de cette tentative revient à un jeune Darfôrien amené en France par un des officiers de l’expédition d’Egypte, et qui imagina un beau jour d’aller utiliser dans la presse haïtienne le peu de lecture et d’écriture qu’il avait appris. Parfaitement accueilli par Pétion et Boyer, qui lui fournirent les moyens d’imprimer un journal, Darfour, c’était le nom du publiciste nègre, n’employa le papier du gouvernement qu’à démontrer en vers et en prose la nécessité de renverser ce gouvernement. L’abus du pouvoir était le thème favori de ses articles, qu’il résumait, dans le même numéro, en couplets comme celui-ci :

Il faut de l’abus du pouvoir
Abhorrer, saper l’arbitraire;
Il faut écraser l’encensoir
Sur la tête du mercenaire.

On ne cassa que sa propre tête. Un matin qu’il avait lancé un appel aux noirs contre la classe de couleur, Boyer le fit juger et fusiller sommairement. La chanson politique se le tint pour dit, et les « fils d’Apollon » revinrent prudemment jouer aux bouts-rimés dans le « sacré vallon, » n’en sortant que de temps à autre, quand leur « philosophie,

…… Éprise du théisme
Que cultiva Géblin, qu’embellit l’Écossisme, »


éprouvait le besoin d’aller « au temple où règne la Raison, » c’est-à-dire dans la salle à manger des loges maçonniques, contempler face à face

…… La céleste lumière
Que Voltaire Invoqua vers son heure dernière!

L’ordonnance de Charles X, qui allait chasser de la poésie haïtienne ces rances miasmes du directoire et de l’empire en l’ouvrant au souffle matinal de la nouvelle école, valut par compensation aux poètes de cette première période un redoublement momentané de verve. Quoi qu’on ait dit depuis, ce coup de théâtre d’une escadre de guerre apportant subitement la paix provoqua à Haïti un véritable délire d’enthousiasme qui éclatait, quarante-huit heures après, en d’innombrables couplets où l’indépendance sert de prétexte au refrain : « Vive Haïti ! vite la France! » Je remarque entre autres une chanson du général Chanlatte sur l’air de Soldats français, chantez Roland :

Quel est ce roi dont la bonté
Tarit les pleurs de l’Amérique?
Quel est ce roi dont l’équité
Reluit sous le brûlant tropique?