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donc eu jusqu’ici pour refuge que les journaux de l’endroit, et l’insuffisante périodicité de ces feuilles, la courte existence de la plupart[1], interdisaient toute œuvre de longue haleine. Le théâtre, qui substitue aux lecteurs la catégorie beaucoup plus nombreuse des auditeurs, le théâtre est, encore une fois, le véritable débouché local de la littérature de mœurs haïtienne. On verra cependant plus loin par quelle autre transformation elle pourrait s’ouvrir, dès à présent, la publicité moins éphémère du livre et redemander sous cette nouvelle forme à la France elle-même l’appoint de lecteurs que lui enlève la concurrence des livres français.


II. — LES POÈTES.

Toutes les prétentions et tous les instincts littéraires sans débouché ont une tendance bien naturelle à se réfugier dans la poésie, qui les condense sous la forme à la fois la plus attrayante pour la vanité de l’écrivain et la plus commode pour la publicité soit écrite, soit orale. Aussi Haïti fourmille-t-il de poètes que lit et qu’applaudit, — à charge de revanche, — un public de poètes; car, parmi les Haïtiens lettrés, il en est bien peu qui n’aient fait quelque excursion plus ou moins audacieuse dans le champ de la prosodie. Cette société d’admiration mutuelle est venue remplacer fort à propos pour les rimeurs du crû un genre de stimulant qui fait complètement défaut ici : je veux parler des lectrices, dont tout poète avouera, en s’interrogeant bien, qu’il se préoccupe un peu plus que des lecteurs. L’instruction des Haïtiennes est si généralement et si complètement négligée, que tout ce qui s’élève au-dessus du terre-à-terre des commérages créoles est pour elles lettre close. Ajoutons que le commerce de détail, qui est, en Haïti, l’unique moyen d’existence de la bourgeoisie, y roule exclusivement sur les femmes, de sorte que le beau sexe, qui accapare souvent ailleurs toute la poésie du ménage, n’y représente ici que le côté aride et affairé. Pour ces dames trop positives, — bien que littéraires à leur façon, car elles cultivent le carabinier[2], — le plus enthousiaste imitateur des Méditations ou des Orientales n’est, en un mot, qu’une manière de grand fainéant, que l’abus du « papier parlé » et le manque de gaieté, la rareté du mot pour rire, distinguent seuls, non à son avantage, du samba vagabond qui fait la joie et l’orgueil des tonnelles[3]. L’un d’eux (M. Ignace Nau) se lève une nuit, en sursaut, du lit

  1. De 1812 à 1842, vingt journaux ont successivement paru en Haïti, les uns hebdomadaires, les autres bis-hebdomadaires, mensuels et parfois bi-mensuels. Ces journaux mouraient, non pas précisément faute d’abonnés, mais parce que les abonnés, ce qui revient à peu près au même, ne payaient que peu ou point.
  2. Voyez la Revue du 15 mai dernier.
  3. Espèces de guinguettes.