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Il y a tel dignitaire qui, pour mieux constater son droit au respect des autres, pousse la précaution jusqu’à s’accorder à lui-même les marques du plus profond respect. L’un d’eux, par exemple, Hilaire Cayemitte, duc de la Grande-Anse, dans son rapport officiel[1] sur la cérémonie de la proclamation de l’empire à Jérémie, où il commandait, ne parle qu’à la troisième personne de son propre individu, qu’il a soin d’appeler à chaque ligne : « Sa grâce monseigneur le duc, » et à qui il prodigue ces sincères coups d’encensoir : « … Sa grâce monseigneur le duc, par une voix haute et éclatante, a ensuite prononcé une courte et sublime allocution qui a fait tressaillir d’enthousiasme tous les assistans, en terminant par ces paroles pleines de véhémence : « Je jure de mourir l’épée à la main pour maintenir les droits de l’empire !… Vive la liberté ! vive l’égalité ! vive l’impératrice, et vive à jamais l’empereur[2] ! » — Ce n’est pas mal pour un début, surtout si l’on songe que le peuple du sud-ouest avait été élevé dans une sainte horreur des formes courtisanesques, et que la tradition du fastueux cérémonial de Christophe était perdue jusque dans le nord. Au retour de l’empire, il en restait si peu de traces, même parmi les dignitaires survivans de l’aristocratie du Cap, que, pour recomposer un code d’étiquette, il fallut faire appel aux souvenirs d’un nommé Jean-Baptiste Fauresse, jadis garçon de peine chez l’orfèvre du roi, et qui, en cette qualité, avait eu souvent l’occasion de porter des paquets à la cour. Fauresse retrouva et se borna à copier, sauf quelques indispensables variantes, le règlement de Christophe, mélange assez compliqué du cérémonial de la cour de Versailles et de celui de la cour de Saint-James. À Saint-James comme à Versailles, on n’avait naturellement pas jugé nécessaire de consigner qu’un duc doit éviter de sortir pieds nus, ou qu’un baron déroge en montrant certaine partie de sa personne au public, et c’est ce qui explique, soit dit en passant, pourquoi tant de dignité dans les sentimens s’allie encore ici à tant de sans-façon dans la tenue. Le Dangeau de la nouvelle cour, devenu à cette occasion M. le baron de Jean-Baptiste Fauresse, donne tout le premier l’exemple d’un regrettable laisser-aller. Les personnes qui ont affaire à l’auguste Adelina, à laquelle il est attaché comme secrétaire des commandemens, le trouvent, aux heures les plus solennelles, couché sur le ventre, négligemment coiffé d’un madras, en manches de chemise et sans souliers. — La littérature de mœurs trouverait en somme là autant et plus à récolter que dans le beau monde du régime mulâtre ; mais elle

  1. Moniteur haïtien du 20 octobre 1849.
  2. Certains orateurs s’épargnent encore moins. L’un d’eux, faisant au corps législatif une motion contre le trafic du dimanche, débute ainsi : « pour la dignité et la sainte cause de l’empire, l’heureuse idée des vertus dont je suis inspiré m’imposait l’obligation de présenter à la chambre une proposition dont le but me fait honneur parmi les citoyens animés de patriotisme et de moralité. » (Moniteur haïtien du 11 mai 1850.)