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Un autre s’adresse spécialement aux gentlemen pour leur offrir de remettre les vieux habits à neuf, « sans que l’ami le plus intime puisse reconnaître que ce sont des habits restaurés. » Voilà un épicier qui savait prendre les chalands par leur faible, et voilà un dégraisseur qui devrait écrire le roman de mœurs haïtien. — Les orgueilleux ou pudiques raffinemens de cette jeunesse dédorée s’alliaient du reste parfois avec des façons de galanterie qui sentaient moins la cour que la basse-cour. Aux jours de messe solennelle, son divertissement favori consistait, par exemple, à se ranger en haie épaisse sur le passage des dames de la ville de façon à les forcer de défiler une à une sous le feu croisé de ces agaceries rustiques :


« …… Quels seins ! disait-on à voix basse, mais assez élevée pour être entendue d’elle ; quelle gorge ronde et ciselée ! — Regardez ces pieds, ils sont souples et potelets comme la main d’un nouveau-né ! — Ah ! oui, c’est dommage qu’elle ait la bouche fendue d’une oreille à l’autre. — La bouche n’est pas mal, camarade ; mais ce sont ces dents qui sont taillées et disposées comme les marchepieds d’un escalier disloqué par la vieillesse. Elle a des yeux de singe, etc.[1]. »


Les diverses nuances d’orgueil, de joie rougissante, de colère, de bouderie qui se succèdent en pareil cas sur le visage de ces dames, leurs invisibles efforts pour garder l’aplomb d’une allure qu’elles étudient depuis quinze jours, les muettes luttes de préséance que se livrent à l’église les parures inédites ; les livres de messe lus à rebours, les larmes de dépit qui percent des cils abaissés par une apparente dévotion ; les évanouissemens et les crises de nerfs provoqués çà et là par le succès des rivales, combiné avec la pression excessive des corsets et l’abus des parfums irritans ; la féroce sublimité d’égoïsme féminin avec laquelle les voisines forment le vide autour de la malade, plus préoccupées de mettre leur toilette à l’abri de ses convulsions que de la secourir, — tous ces microscopiques détails dont la vanité créole a fait de véritables drames entremêlés de triomphes et de sanglots sont reproduits, dans le feuilleton anonyme que je cite, par un pinceau peu expérimenté, mais dont l’incorrection ne manque pas de finesse et de grâce. J’y découpe au hasard une silhouette où plus d’un colon septuagénaire reconnaîtrait encore, j’imagine, ces jaunes sirènes dont l’effrayante et large prunelle incendia jadis tant de sucreries :

  1. Ce spécimen des mœurs fashionables de 1840 était après tout un progrès sur le passé encore récent où les bals du beau monde haïtien avaient pour inévitable intermède des coups de canne ou de cravache. C’était un progrès plus marqué encore sur l’époque de Dessalines, où le colonel Germain Frère, favori de l’empereur, — voulant mettre en train de gaieté le futur président Pétion et sa « compagne, » Mlle Joute, qui, dans une des orgies officielles dont le monarque égayait deux ou trois fois par semaine les matinées de Port-au-Prince, se tenaient tous deux à l’écart, — vint répandre sur la parure de celle-ci un verre de vin.