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L’ÉMIGRATION EUROPÉENNE DANS LE NOUVEAU-MONDE

chandises et arrimés en quelque sorte avec la précision mathématique qui préside à l’embarquement d’un chargement de sucre et de coton. Les armateurs n’avaient point à se préoccuper de la qualité ou de la conservation de leur fret ; ils ne visaient qu’au nombre, et l’on voyait partir pour les États-Unis, ou pour le Canada des bâtimens aussi encombrés que les steamers-omnibus qui parcourent la courte distance du pont de Londres à Greenwich. On affectait à ces transports des navires usés, qui avaient déjà battu toutes les mers, et auxquels on n’aurait plus osé confier une cargaison de denrées coloniales. Aussi ces bâtimens présentaient-ils à l’intérieur le plus affreux spectacle ; il semblait que toutes les misères, toutes les contagions s’y fussent donné rendez-vous pour tenter un remède héroïque. Chaque jour, ils jetaient dans leur sillage de nombreux cadavres ; quelques-uns sombraient à moitié route ; ceux qui réussissaient à atteindre le port déposaient sur le rivage une population hâve, fiévreuse, se traînant à l’hôpital, ou réduite à demander l’aumône. On sait avec quel scrupule la législation anglaise respecte la liberté des transactions et avec quelle fermeté de principes elle se refuse à intervenir dans les opérations commerciales ; mais, en présence de tels abus, elle ne pouvait demeurer impassible. La morale et l’humanité invoquaient hautement son appui.

En 1825, c’est-à-dire lorsque l’émigration commença à prendre un cours régulier, le parlement vota une première loi rappelant les actes antérieurs qui étaient tombés en désuétude et qui ne s’appliquaient d’ailleurs qu’aux passagers ordinaires. Depuis cette époque, la législation a été successivement améliorée. Il y aurait peu d’intérêt à énumérer ici toutes les mesures prescrites par la phraséologie redondante des lois britanniques ; quand par hasard l’Angleterre s’avise d’entrer dans la voie des règlemens, elle s’y engage avec une intrépidité singulière et ne s’arrête plus. N’accusons pas du reste, dans une question qui intéresse à un si haut degré la vie des hommes, la prévoyance méticuleuse et la prudence exagérée du règlement. Désormais, chaque navire destiné au transport des émigrans doit être, avant le départ, visité par des agens spéciaux qui vérifient la solidité de la coque et du gréement, veillent aux aménagemens intérieurs et à l’entretien des instrumens de sauvetage, inspectent la qualité de l’eau et des vivres, constatent que le nombre des passagers embarqués n’excède pas, dans le rapport avec la capacité du navire, les proportions légales, s’assurent en un mot que le bâtiment prêt à mettre à la voile se trouve dans de parfaites conditions d’hygiène et même de comfort. La loi fixe les rations de vivres qui sont distribuées chaque semaine, sans oublier le thé, le sucre et la mélasse ; elle ordonne que, sur tout navire portant cinquante personnes et devant faire une traversée de douze semaines, il y ait un chirurgien, et que tout navire portant 100 personnes soit pourvu « d’un cuisinier et d’un appareil culinaire. » Elle indique la quantité des provisions à embarquer, suivant les destinations ; bref, elle n’omet aucun détail qui puisse fournir matière à la rédaction d’un article. Ces prescriptions sont appuyées d’un tarif d’amendes dont la perception est confiée aux soins des commissaires (colonial land and emigration commissioners) chargés, au nom du secrétaire d’état des colonies, de toutes les affaires qui se rattachent à l’émigration anglaise.