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diriger leurs regards et leurs espérances ; ils n’apercevaient dans l’avenir aucun nuage, et cette sécurité d’esprit donnait à leur départ une physionomie presque joyeuse. L’Angleterre les voyait également s’éloigner sans éprouver de regrets, car l’émigration partielle de la classe moyenne ne doit-elle pas tôt ou tard devenir pour la métropole une source de prospérité et de richesse ? Ces bras qui demeuraient oisifs sur un étroit terrain, ces ambitions qui s’agitaient vainement dans un horizon, borné, ces capitaux qui ne trouvaient point un libre emploi, toutes ces forces matérielles et morales qui constituent le corps et l’âme d’une nation vont désormais se dépenser en d’autres pays ; mais elles n’abdiquent pas complètement leur nationalité : elles se partagent en quelque sorte entre la société nouvelle qui les accueille et la société ancienne d’où elles dérivent et où elles ont laissé de profondes racines.

Ce perpétuel courant de l’émigration anglaise vers les États-Unis ne sert pas seulement les intérêts de la métropole ; il donne à la sécurité des deux peuples et à la paix du monde de nouvelles et solides garanties. Lorsqu’au XVIIe siècle les premiers colons, inspirés par un noble sentiment d’indépendance religieuse, s’exilèrent volontairement de la Grande-Bretagne et débarquèrent sur les rivages de la Pensylvanie, ils n’entendirent assurément pas entretenir avec la métropole ces relations d’amitié et de bienveillance mutuelles qui préparent et cimentent les alliances durables : c’était une émigration en quelque sorte factieuse, un divorce, et l’histoire de la colonie américaine atteste, par ses moindres incidens, à quel point étaient excitées de part et d’autre les passions hostiles qui aboutirent à une guerre acharnée et à l’indépendance des États-Unis. Ces deux nations devaient se haïr. Issues du même sang, elles ne pouvaient envisager la communauté de leur origine que pour se rappeler leurs vieilles querelles. Aujourd’hui encore, on connaît les dispositions médiocrement sympathiques que gardent au fond du cœur le Yankee et l’enfant d’Albion, et cependant, depuis 1815, les États-Unis et l’Angleterre ont vécu en paix : les prétextes et même les motifs les plus sérieux de mésintelligence et de guerre n’ont point fait défaut ; mais les deux peuples sont forcément unis par de nouveaux liens. L’émigration du XIXe siècle a implanté sur l’autre rive de l’Atlantique une population nombreuse, américaine par adoption, anglaise encore par conscience et par souvenir ; elle a amorti les anciennes passions, créé des points de contact et renoué la chaîne des intérêts ; elle a écarté et elle écarte de plus en plus les chances de guerre. Elle rend à la Grande-Bretagne, à l’Europe comme à l’Amérique, à la civilisation tout entière, un immense service. Chaque navire qui part chargé d’émigrans est un missionnaire de paix plus éloquent mille fois que les harangues fraternelles et humanitaires de MM. Cobden et Elihu Burritt.

Ainsi, après avoir contrarié long-temps l’émigration, la Grande-Bretagne a dû l’accepter d’abord comme un fait irrésistible, puis l’encourager comme un expédient économique et social dont l’efficacité éclatait à tous les yeux. Les premières mesures qui furent prises à cet effet réglèrent le mode et les conditions de transport de ces cargaisons humaines que la spéculation exploitait avec l’impitoyable âpreté du gain. Avant que la législation eût introduit quelque ordre dans ce trafic, les hommes, les femmes, les enfans, étaient entassés pêle-mêle sur les navires, pressés dans l’entrepont comme des colis de mar-