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LE MOINE. — Bah! si le tsarévitch était vivant, il se serait montré quelque part.

YOURII. — S’il était vivant... Pour moi, je ne connais rien à ces choses, mais il me semble que, Boris étant le tyran sanguinaire que l’on dit, le jeune prince ferait bien de se cacher... Qui sait s’il serait en sûreté, même en Pologne?

LE MOINE. — En Pologne! sainte Vierge! Eh! qui oserait faire tomber un cheveu de la tête d’un prince qui demanderait un asile à la république et au roi?

YOURII. — Si Boris offrait de faire quelque concession au roi, peut-être livrerait-il le prince qui se serait mis sous sa protection.

LE MOINE. — Tu parles comme un Moscovite, mon ami. En Pologne, on a des sentimens plus généreux. Tiens, à Brahin, près d’ici, un gentilhomme russe vint implorer la protection de notre palatin, le prince Adam Wiszniowiecki. Pendant deux mois, le prince le fit manger à sa table et le traita magnifiquement, bien que Boris lui offrît des monceaux d’or pour que le proscrit lui fût rendu.

YOURII. — C’est un noble seigneur que ce prince Adam. Je compte passer par Brahin, et je le verrai sans doute.

LE MOINE. — Le pauvre qui s’arrête devant sa porte trouve toujours du pain et un pot de bière, et, quoique bon catholique, le prince ne demande pas à l’étranger quel est son Dieu avant de le secourir. On n’en fait pas autant en Russie, n’est-ce pas?

YOURII. — C’est ce que font partout les honnêtes gens.

LE MOINE. — Bien dit, jeune homme. Voici l’heure de vêpres, et je te quitte, à moins que tu ne veuilles entendre l’office. Quelquefois des hérétiques ont été touchés en entendant notre orgue.

YOURII. — Une autre fois, mon père.

LE MOINE. — Bien. Adieu. Si notre moine russe est encore ici, je vais lui dire que nous avons un de ses compatriotes.

YOURII, seul. — Deux ans encore!... Oui, il me faut bien encore deux ans... Son astre est sur son déclin... et moi.. Un sceau d’or, une croix de diamans et trente-cinq ducats, voilà toutes mes ressources... Mais... Gustave l’a dit, vouloir, c’est pouvoir. (Entre Grégoire Otrepief.)

GREGOIRE. — Par ma foi!... Non... si fait... quoi! vous ici!...

YOURII. — Sois le bienvenu en Lithuanie, Grichka Bogdanovitch. J’ai de la joie à te revoir.

GREGOIRE. — Je voudrais pouvoir vous faire le même compliment....

YOURII. — Tu as souffert pour moi, et tes souffrances sont enregistrées dans ma mémoire.

GREGOIRE. — Avez-vous inscrit deux cents coups de verges, trente jours au cachot, pain noir, eau claire?...

YOURII. — Sais-tu le proverbe des Zaporogues? — « Oublie une injure, tu restes impur. » — As-tu perdu le souvenir des mauvais traitemens de Boris?

GREGOIRE. — Quant à cela, je pense que de six mois je ne pourrai m’asseoir sans penser à lui et le maudire.

YOURII.-— Laisse les malédictions aux prêtres et aux femmes. Un homme agit et se venge.