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touché de la grâce! Vos abbés sont des tyrans, dit-on. Tu verras le nôtre, et tu compareras. En attendant, repose-toi; tu as l’air d’avoir fait une longue traite.

YOURII. — Grand merci, mon père... Là-bas, c’est la Russie, je pense?

LE MOINE. — Ce ruisseau marque la frontière. Au-delà, c’est la terre moscovite.

YOURII, se parlant à lui-même. — Je le repasserai.

LE MOINE. — Que dit-on et que fait-on au pays d’où tu viens?

YOURII. — Je suis un pauvre diacre, et je ne sais rien de ce qui se passe dans le monde.

LE MOINE. — On croit ici que votre Boris veut recommencer la guerre, et qu’il prétend nous reprendre la Livonie; mais qu’il ne se frotte pas aux lances de nos hussards.

YOURII. — Je croyais Boris ami du roi de Pologne.

LE MOINE. — Son ami! Loin de là. Il le craint et le liait, mais ne perd aucune occasion de lui nuire. Un beau jour sa majesté perdra patience.

YOURII. — Sigismond est-il un prince guerrier?

LE MOINE. — Aussi guerrier qu’il est pieux. Crois-moi, il ne se passera pas bien des années avant qu’il ne fasse des conquêtes pour la plus grande gloire de la religion et de sa couronne. Que Boris ne le provoque pas... D’ailleurs son temps approche.

YOURII. — Que voulez-vous dire?

LE MOINE. — Oui, le terme du pacte qu’il a fait avec le diable est près d’arriver.

YOURII. — Il a fait un pacte avec le diable?

LE MOINE. — Tu es, je crois, le seul Moscovite qui ne sache pas cela. Oui, il y a douze ans de cela... Plus de douze ans, il consulta des magiciens finnois pour savoir sa destinée. — « Sept ans tu gouverneras, sept ans tu régneras, répondit le diable, que ces magiciens avaient évoqué. — Qu’importe? dit Boris, sept jours seulement, pourvu que je sois tsar[1]!... » Tu remarqueras, mon fils, qu’il a été sept années régent sous Fëdor, et voilà cinq ans qu’il est tsar. Il a encore deux ans.

YOURII. — Dans deux ans, j’aurai vingt-quatre ans.

LE MOINE. — Et moi soixante-dix. — Nous avons ici un moine russe qui en raconte de belles sur votre Boris. Il vint hier tout éclopé demander l’hospitalité à la porte de ce monastère. Il s’est enfui d’un cachot où on l’avait mis, tu ne devinerais jamais pourquoi.

YOURII. — Comment le pourrais-je?

LE MOINE. — Boris l’a fait bâtonner rudement, puis jeter dans un cul de basse fosse, seulement parce qu’il avait dit qu’un certain jeune homme ressemblait au feu tsarévitch Dimitrii.

YOURII. — Ce serait un indice que Boris croirait que le tsarévitch n’est pas mort.

LE MOINE. — On dit que Boris l’a fait assassiner ou empoisonner lorsqu’il était tout enfant.

YOURII. — C’est une affaire fort obscure, à ce que j’ai ouï dire.

  1. Cette prédiction et ce mot de Boris sont rapportés par les annalistes russes.