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GUSTAVE. — Tu as connu d’autres souffrances; les souffrances de l’ame : vouloir et ne pouvoir point.

YOURII. — Oh! oui.

GUSTAVE. — Et cependant dans tes yeux et sur ta bouche, qui n’a pas encore de moustache, je lis une résolution que rien n’arrête. Les gens de ta trempe, Dmitri, peuvent ce qu’ils veulent. Tu n’as commandé qu’à ton cheval; quand tu voudras, tu commanderas à des hommes.

CHOUBINE. — Il sera un jour un riche ataman, ou bien un capitaine de strelitz gros et gras.

GUSTAVE. — Ataman? est-ce assez pour lui? L’île qui renferme votre grand camp du Dniepr te paraît petite, n’est-ce pas?

YOURII. — Nous avons la steppe au-delà.

GUSTAVE. — Tu me plais, et tu me fais peur... Enfant, tu méprises les hommes; tu les méprises trop, et pas assez. Tu les crois bien lâches; mais peut-être ne sais-tu pas combien ils sont méchans. Trop de confiance peut te perdre... As-tu étudié les lettres?

YOURII. — Quelque peu, autrefois au séminaire. Je sais lire et écrire; je sais le polonais, quelques mots de latin; je puis parler à nos esclaves tartares dans leur langue.

GUSTAVE. — Et pourquoi, ayant commencé à étudier, n’as-tu pas continué? Pourquoi as-tu quitté l’école?... Mais, je comprends, tu aimes mieux commander qu’obéir. Un sabre te paraît plus beau qu’un livre. Prends garde! un autre sabre peut briser le tien.

YOURII. — Nos anciens disent : Frappe le premier, on ne te frappera pas.

GUSTAVE. — Mais l’Écriture dit que celui qui frappe du glaive périra par le glaive.

YOURII. — Qu’importe? ne faut-il pas mourir un jour?

GUSTAVE. — Oui, mais en mourant il faut pouvoir se dire : Le bien que j’ai pu faire, je l’ai fait.

YOURII. — Sans doute; je veux dire cela à l’heure de ma mort, mais je veux ajouter : Ce qu’il était possible à mon cœur d’entreprendre, à mon bras d’exécuter, je l’ai fait.

GUSTAVE. — Que le Seigneur te conduise, enfant! Fata viam invenient. Je voudrais que tu fusses né sur le trône à ma place. Si tu t’arrêtes à Ouglitch, viens voir quelquefois l’alchimiste exilé. Adieu, mes bons amis. (Il sort reconduit par Choubine.)

AKOULINA. — Quel grand maître et quel bon seigneur!

GREGOIRE. — Ma foi, mon cher camarade, je vous fais mes complimens; vous serez l’ataman des Zaporogues, si vous n’êtes pas tsar un jour à la place de BORIS. En tout cas, je me recommande très humblement à votre grandeur, si elle a besoin d’un aumônier. Vous me paraissez aimer les messes courtes, vous serez servi à souhait. Je bois à vos succès sur le Dniepr ou sur la Moskva. Vous ne me faites pas raison, mon gracieux prince?... L’horoscope de Gustave l’a rendu muet... Il ne voit ni n’entend... Morbleu! mon camarade, je bois à ta santé... Eh bien! pourquoi me regardes-tu fixement? Suis-je un Tartare, pour que tu prennes cette mine féroce?

YOURII. — Son oncle voulait l’assassiner... il a toujours échappé?