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qu’il n’y a rien d’impossible?... Je suis né prince royal.... je suis un pauvre philosophe alchimiste présentement. Tu vis dans un pays où l’on a vu des particuliers devenir souverains.

YOURII. — Je ne sais ni manier le poignard ni distiller des poisons...

CHOUBINE. — Mon cher hôte !...

GUSTAVE. — Un trône coûte toujours plus cher qu’il ne vaut... Laissons cela. (Il se lève.) Dmitri, tu viendras me voir; tu me parleras du laïk et des animaux que tu as chassés dans la steppe.

AKOULINA. — Monseigneur, daignez prendre en grâce mon humble prière. Voici mon fils, pauvre petite que j’ai sevré le mois passé; daignez lui regarder dans la main et me dire quelle destinée il aura dans ce monde.

GUSTAVE. — Il faut demander cela aux Finnois et aux Bohémiens, ma bonne. Jadis, il est vrai, je me suis un peu occupé d’astrologie; mais ces études-là sont des chimères, je crois.

AKOULINA. — Ah! monseigneur, vous êtes si savant! vous avez prédit que la lune s’obscurcirait, et elle s’est obscurcie juste à l’heure que vous aviez marquée. Vous avez prédit que les cerisiers gèleraient, et ils ont gelé. N’avez-vous pas dit à Michel Rakof qu’il serait exilé, et il est à Pelim, en Sibérie. Par charité, monseigneur, dites-moi quelle sera la fortune de cet innocent.

GUSTAVE. — Allons, il faut bien faire ce qu’une femme s’est mis en tête. Voyons sa main. Nous allons opérer selon les règles de la chiromancie, c’est-à-dire la divination par l’inspection des lignes de la main. Oh! rien qu’à la manière dont le petit luron serre les poings, on voit bien qu’il ne laissera pas perdre les ducats du père Choubine. Vrai marchand, bon joaillier, qui ne prendra pas un grenat pour un rubis, ni une perle de Venise pour une perle d’Orient. Tiens, petite mère, vois toi-même cette ligne dans sa menotte, comme elle monte droit sans un pli qui la traverse : vie heureuse, vie tranquille; de l’argent, pas de soucis, pas de gloire... (Il embrasse l’enfant.)

AKOULINA. — Soyez béni, monseigneur. Il sera heureux! (Elle baise la main de Gustave.)

YOURII. — Et moi, monseigneur, ne me direz-vous pas mon horoscope ? (Il présente sa main ouverte.)

GUSTAVE. — Ta main m’étonne.. Qui es-tu, et d’où viens-tu?

YOURII. — J’ai été Zaporogue... mais que serai-je ensuite?

GUSTAVE. — Tu es le fils d’un ataman, sans doute?

YOURII. — Fils d’adoption. Je n’ai jamais connu mes parens.

GUSTAVE. — Ta ligne de vie est courte, mais glorieuse. En vérité!... La chiromancie, après tout, est une science qui n’est fondée sur rien de solide; mais... c’est étrange! Tu es un Zaporogue? Si tu étais fils de roi, je te dirais... Folies que tout cela!

YOURII. — Courte et glorieuse, c’est la vie que j’ai rêvée.

GUSTAVE. — Regarde-moi. L’audace de ton regard... Tu as l’œil du lion.

YOURII. — Je voudrais en avoir la griffe.

GUSTAVE. — Tu es bien jeune, et tu as des rides déjà. Je devine que tu as beaucoup souffert. Je ne me trompe pas à ces signes. J’ai connu la misère de près.

YOURII. — Souffert? Non, je n’ai rien souffert. La faim, la fatigue, qu’est-ce que cela?