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YOURII. — Mon nom ? (Après un silence et en riant.) Dmitri Ivanof.

CHOUBINE. — A ta santé, Dmitri Ivanof ! Cette eau-de-vie est de l’année 7099

YOURII. — L’année que le tsarévitch est mort.

GREGOIRE. — L’année qu’il fut félonement occis… Encore un verre. A sa santé !

CHOUBINE. — Chut, Grégoire ! Prends place, mon cher hôte… Mets-toi là, Grichka. Ce serait à toi, Grichka, de dire la prière ; mais la loi veut que ce soit le père de famille. (Debout, et les mains jointes :) « Mon Dieu, nous te prions pour le salut du corps et de l’ame de Boris, notre tsar, l’unique monarque chrétien de l’univers, que les autres souverains servent en esclaves, dont l’esprit est un abîme de sagesse, et le cœur rempli d’amour et de magnanimité. Amen[1] ! »

GREGOIRE. — Amen, et buvons !

YOURII. — Quelle diable de prière est-ce là ? Boris est-il fou pour se croire l’unique monarque chrétien de l’univers ?

CHOUBINE. — Mon cher hôte, mon respectable sauveur, qu’il te souvienne, je t’en prie, que nous ne sommes point aux bords du Dniepr, dans l’honorable camp des Zaporogues. Nous sommes dans la sainte Russie, où il est dangereux de mal parler du tsar, notre père… Bien qu’il n’y ait ici que des chrétiens orthodoxes, incapables de te dénoncer… Mais mangeons.

GREGOIRE. — C’est bien dit. D’ailleurs nous sommes ici pour nous réjouir, et, quand on parle de Boris, on a moins envie de rire que de pleurer… Savez-vous qu’on meurt de faim à Moscou ? Et le tsar au Kremlin fait bombance, et il dit : Qu’ils crèvent les Moscovites ! Ce sont des séditieux qui ne m’aiment pas. Vrai, il empêche les convois de grains d’arriver.

CHOUBINE. — Bois donc, Grégoire, et ne sois pas mauvaise tête.

GREGOIRE. — Il n’y a pas de domestiques ici, donc pas d’espions, et ces murs sont épais. Il faut bien de temps en temps se soulager le cœur. — Depuis qu’on a su qu’il avait fait mourir le tsarévitch, il n’est sorte de ruse infernale qu’il n’invente pour faire oublier son crime. Croiriez-vous, mon frère Dmitri, qu’en 7099 il a fait mettre le feu aux boutiques des marchands de la grand’place ? — Cela les empêchera de causer, a-t-il dit… C’est sa manière,

CHOUBINE. — Oh ! Grégoire !

GREGOIRE. — Je les ai vus brûler… Mais ce n’est rien. Ensuite il écrit au khan Kassim Ghereï qu’il vienne nous rendre visite avec cent mille Tartares, pillant et détruisant tout sur leur passage. — Bon ! dit-il, les Tartares les empêcheront de penser au tsarévitch Dmitri.

CHOUBINE. — Oh ! Grégoire !

GREGOIRE. — La preuve que c’est Boris qui les a appelés, c’est qu’il a envoyé notre armée manger des pastèques à Kazan, tandis que les Tartares ont passé l’Oka. Suffit !… Enfin saint Nicolas et saint Serge ont tant fait, que Kassim Ghereï s’en est allé comme il était venu… Que fait mon homme ? Il n’avait qu’à se tenir tranquille. Il était régent… Le pauvre tsar Fëdor lui

  1. Cette prière avait été composée par Boris, et chaque père de famille devait la réciter à l’heure des repas.