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aux païens… Seigneur ataman, permets au pauvre marchand de marcher dans ton ombre. Elle le protégera dans toute mauvaise rencontre.

YOURII. — Où vas-tu ?

CHOUBINE. — À Ouglitch, s’il plaît à Dieu.

YOURII. — Ma foi, il me prend envie de t’y accompagner.

CHOUBINE. — Mon petit père, si tu me fais cet honneur, ma pauvre maison sera la tienne… Mais sauras-tu te reconnaître parmi ces bois et ces marécages ?

YOURII. — Ne crains rien… Un Cosaque est-il jamais dans l’embarras là où il y a de la mousse ou de l’herbe[1] ?… Aide-moi seulement à recouvrir ce cadavre de terre et de pierres… (Après un silence.) Combien y a-t-il qu’il est mort ?

CHOUBINE, étonné. — Mais tu le sais mieux que moi.

YOURII. — je parle du tsarévitch Démétrius.

CHOUBINE. — Il est décédé en 7099[2]… il y a douze ans… le 15 mai.

YOURII. — Décédé… d’un coup de poignard dans la gorge.

CHOUBINE. — Dieu le sait… Je n’y étais pas. Puisse-t-il être en paradis, l’innocent !

YOURII. — Tu l’as vu ce Dmitri ?

CHOUBINE. — Plus de cent fois. C’est moi qui lui ai vendu son dernier collier de perles… des noisettes, veux-je dire.

YOURII. — Tu es joaillier ?

CHOUBINE. — Monseigneur… je ne possède rien… je suis un pauvre marchand.

YOURII. — Crois-tu qu’un Zaporogue dépouille le voyageur avec qui il vient de partager le pain et le sel ? Rassure-toi. Il est inutile de tenir ta ceinture à deux mains. Je ne suis pas curieux de voir ce qu’il y a dedans… Le tsarévitch était blond, m’as-tu dit ?

CHOUBINE. — Oui, approchant de ta couleur… (Il le regarde avec attention.) Ah !…

YOURII. — Pourquoi me considères-tu ainsi avec tant d’attention ?

CHOUBINE. — Rien, père ataman… C’est que ce signe que tu as sous l’œil droit…

YOURII. — Eh bien ! je l’ai de naissance. Allons ! en route.

CHOUBINE. — Quoi ! tu ne mets pas une croix sur cette fosse ?

YOURII. — Tu as raison. Je l’oubliais. Tiens, deux bâtons et un bout de ficelle feront l’affaire… C’est une belle ville qu’Ouglitch ?… Voilà qui est bien. Gheraz, Gheraz ! dors en paix, si l’on dort au pays où tu es allé… À cheval, monsieur le marchand de noisettes. (Il sort en chantant.) Embarquons-nous, ami, sur Don Ivanovitch[3], le brouillard nous protège et la lune est couchée.,

CHOUBINE, à part. — Il a l’air d’un honnête jeune homme Singulière ressemblance ! (Il sort.)

  1. On dit que les Cosaques, en examinant de quel côté certaines mousses, ont cru sur des troncs d’arbre ou en comparant entre eux les brins d’une touffe d’herbe, savent s’orienter avec la plus grande précision.
  2. C’est-à-dire en 1591, selon l’ère des Russes à cette époque.
  3. Les Cosaques, dans leurs chansons, personnifient le Don et l’appellent je ne sais pourquoi fils de Jean.