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sa barbe ; — car, dans ce pays de grâce et de brio féminins, qui, sous l’ancien régime, fournissait leurs plus charmantes recrues aux troupes françaises de Port-au-Prince et du Cap, les actrices sont des acteurs. Passe encore si les engouemens littéraires de ces fausses demoiselles ne sont pas en désaccord trop flagrant avec leurs qualités physiques, et si le plus robuste gaillard de la bande n’accapare pas, par exemple, un rôle d’ingénue dont il s’est épris. D’autres fois, c’est le costume qui jure avec la situation, et telle héroïne de mélodrame qu’on retire des flots tombera dans les bras de son sauveur en fraîche toilette de bal. D’autres fois encore, c’est par l’excès contraire que se produit l’invraisemblance. Le théâtre Haïtien donnait un soir je ne sais quel mélodrame maritime où l’on voit, au moment le plus solennel, un amiral anglais haranguer son équipage, et les comparses qui figuraient l’équipage crurent être d’une vérité saisissante en simulant sur la scène tous les inconvéniens de l’ivrognerie : accoutumés à voir les matelots européens abuser du tafia dès qu’ils descendent à terre, ils en avaient naïvement conclu que l’ivresse était le cachet typique et comme la tenue d’ordonnance des marines royales de France et d Angleterre[1]. À travers ces naïvetés et ces inexpériences, il se révèle pourtant ça et là de réelles dispositions[2], que l’exemple et les leçons de véritables comédiens féconderaient bien vite.

Peu s’en est fallu que Soulouque, qui a fait fusiller en 1848 passablement d’ingénues, ne rendît par compensation ce service au théâtre haïtien. Apprenant il y a quelque temps que l’empereur Napoléon protégeait l’art dramatique, l’empereur nègre déclara qu’il entendait, lui aussi, le protéger, et il donna ordre de faire venir de France une troupe au grand complet ; mais on commit la faute de traiter diplomatiquement l’affaire, et, si honnêtes que fussent les offres, elles restèrent bien au-dessous des prétentions. Les finances de l’empire, déjà si obérées par des imitations beaucoup plus coûteuses de Napoléon (entre autres l’achat des ornemens du sacre)[3], n’y auraient pas tenu. En

  1. L’orchestre lui-même n’est pas irréprochable, ce que l’on comprendra de reste, si nous disons que la plupart des musiciens jouent leur partie de routine et dans la mesure particulière que chacun d’eux affectionne. Ajoutons que la majeure partie de l’instrumentation se compose de tambours. Les noirs excellent à en battre à ce point de savoir reproduire à coups de baguettes les nuances les plus intraduisibles d’un air, de sorte que, si le couplet leur plaît, lus tambours électrisés s’en emparent et couvrent impitoyablement de leurs rauques fioritures la voix de l’amoureuse.
  2. Dans les pièces de Dupré, dont les types étaient essentiellement haïtiens et pouvaient être étudiés par les acteurs sur place, l’imitation comique ne laissait presque rien à désirer.
  3. Ces ornemens ont été rigoureusement copiés sur ceux du sacre de Napoléon, y compris la magnificence, y compris même les dimensions ; car Soulouque, persuadé, sur la foi de ses flatteurs, qu’il est le portrait vivant de l’empereur des Français, a été inexorable sur ce dernier point. Par malheur, Soulouque est deux fois plus obèse, bien que d’aussi petite taille, de sorte que le manteau semé d’abeilles le drapait assez peu, ce qui nuisait à la majesté. Autre mécompte pour la couronne, que Faustin Ier, durant toute la messe du sacre, était obligé d’affermir sur sa tête, — au grand effroi des assistans, car, si la couronne était tombée, de nouveaux massacres auraient certainement conjuré ce mauvais présage. L’impératrice, de son côté, avait poussé le fanatisme de l’étiquette jusqu’à ne vouloir être habillée que par ses dames d’atour. Ces duchesses et ces marquises s’étaient assez maladroitement acquittées de leur tâche, de sorte que l’auguste Adelina était sans cesse occupée à ramener sa robe sur ses épaules, dont l’une n’était couverte qu’aux dépens de l’autre. — La magnificence des équipages ne le cédait en rien à celle des costumes. Le carrosse de l’empereur a été payé 34,000 francs à Paris, et celui de l’impératrice 38,000 francs à Londres.