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Pour nourriture
De cet arbre le fruit,
Pour couverture
La feuille qu’il produit
Et pour sa chaussure
La peau du bœuf qu’il cuit.

Ce bananier qui donne pour chaussure la peau du bœuf qu’il cuit est à coup sûr l’ellipse la plus hardie qui ait jamais été tentée dans l’audacieuse carrière de l’ellipse. Le couplet monarchique trône et patrie était à l’adresse des républicains de Port-au-Prince. Un autre couplet s’adresse aux despotes, c’est-à-dire aux Français, que le poète, par une réminiscence assez peu monarchique, menace de la colère des sans-culottes, toujours les royal-Dahomets. Les chants sont interrompus par le bruit lointain des coups de fusil. Sont-ce les « brigands ? » À cette idée éclate parmi les soldats un feu roulant de rodomontades nègres, qui perdent malheureusement beaucoup à passer du texte créole dans notre langue :

« BELLE-FLEUR. — Mille canons ! si c’étaient eux, Lowendal (montrant son sabre) n’en ferait pas de gros morceaux.

« SANS-OUARTIER. — Je les tordrais comme un moulin tord la canne.

« SANS-PEUR. (Je les ferai flamber comme bagasse (c’est la canne broyée et desséchée).

« LA RAMEE. — Il y a long-temps que mon sabre demande à être graissé ; il trouvera son compte dans leurs tripes.

« BARRE-IO. — Quand je suis au feu, vous diriez que mon fusil est chargé pour six semaines.

« AGOMEDI. — J’ai besoin d’un coui (calebasse servant de vase), et je prends le crâne (coco téte) du premier chef que j’attrape.

« LA RANCUNE. — Je ne saurais vous le cacher, mes amis ! de cette affaire-ci, je vais bâtir à moi tout seul une pyramide avec les os des brigands, etc. »

Ce ne sont pas « les brigands, » ce n’est que la chasse du roi, et les ducs de Lévança et de Leino qui en font partie arrivent bientôt sur la scène en devisant sur les vertus de sa majesté. -… « O modèle des rois ! dit le duc de Lemo, le génie de la patrie présageait à ton peuple plus que la poule au pot du grand Henri IV ! » Et en effet, à mesurer leur bien-être sur leur travail, les sujets de Christophe pouvaient mettre au pot deux poules plutôt qu’une ; seulement, c’est Christophe qui les mangeait[1]. — « O paroles admirables de mon roi ! dit de son côté le duc de Lévança, tu as prononcé ces mots, l’humanité te les inspirait ; tes sujets les recueillent, et le sein de l’immortalité les attend ! » — Mais si cet auguste monarque se distingue par les effets

  1. En astreignant ses nègres à un travail double et triple de celui de l’esclavage, Christophe ne leur laissait pas même ce salaire en nature que l’esclavage implique.