Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 15.djvu/954

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Cela pouvait à la rigueur s’écrire, grâce à l’inviolabilité dont jouit le « papier-parlé » dans la classe illettrée des papa-loi et de leurs adeptes ; mais on comprend que l’auteur aurait joué gros jeu à mettre le public tout entier dans la confidence. Le poison ou la torture, qui, même de nos jours, vont infailliblement punir l’initié soupçonné d’avoir trahi, fût-ce par imprudence, les secrets de la sorcellerie africaine, n’auraient certes pas respecté l’audacieux qui les dévoilait pour les battre en brèche. Les ghions et les saints sont surtout implacables sur ce point-là. Qu’est-ce que les ghions ? qu’est-ce que les saints ? Ce sont deux sectes analogues à la franc-maçonnerie vaudoux, mais dont l’incognito est protégé par un si universel complot de répugnances ou de terreurs, qu’au bout de notre minutieuse enquête sur l’empire de Soulouque, nous ignorions jusqu’à leur existence. Voici ce qu’un hasard nous en a appris, et l’étrangeté du fait justifiera cette courte digression.

Les ghions sont ennemis jurés des saints, qu’ils accusent de leur faire une déloyale guerre de maléfices. Les saints, ainsi nommés parce qu’ils s’appellent entre eux saint Pierre, saint Jean-Baptiste, sainte Marie, etc., reconnaissent, au moyen de certaines opérations magiques, les ghions des deux sexes et les assomment dans les endroits écartés, parfois même dans les habitations, pour leur faire rendre l’ame des enfans qu’ils ont mangés[1]. La pure vérité, c’est que les deux sectes en mangent. L’an dernier, une dizaine de saints furent pris en flagrant délit d’un crime de torture (dont les détails sont trop repoussans pour que je les reproduise) et conduits devant le commandant de l’arrondissement de la Croix-des-Bouquets, qui les interrogea sur le chapitre de l’anthropophagie. L’un d’eux, vénérable vieillard originaire d’Afrique, témoigna naïvement sa surprise de ce qu’on faisait tant de bruit pour une chose si naturelle et qu’il pratiquait, en tout bien tout honneur, depuis son enfance. Après lui, une vieille femme dit en se rengorgeant : « Moi, du moins, je ne fais pas comme d’autres, je ne mange pas les morts ; » ce qui revient à dire que certains de ces sectaires violent les tombeaux pour satisfaire au règlement, tandis que d’autres, plus timorés, tuent les gens ad hoc. Une jeune femme dit ensuite : « Pour moi, je ne fais tort à personne, je ne mange que mon bien. » Et, sans trop se faire prier, elle avoua avoir tué deux de ses enfans, qu’elle avait soin d’étrangler durant leur sommeil et sans les faire souffrir. « Je savais, ajouta-t-elle, qu’on me prendrait à mon tour ces innocens, et, en les tuant moi-même, j étais du moins sûre d’en

  1. Pour que la restitution s’opère, il faut que le bâton soit de bois de médicinier. Dans leurs expéditions nocturnes, les saints, hommes, femmes et enfans, sont tous armés de cette sorte de bâton et de paniers ou de sacs où sont entassés pêle-mêle des fétiches et des ossemens humains.