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et les prétentions de toute espèce de l’ancien garçon de cuisine du Cap ont été raillées par lui sous toutes les formes, comédie, chansons, épigrammes. Si Dupré frappait juste, Christophe frappait par malheur non moins juste, et plus d’une fois la hache qui abattait dans le nord les restes de la population mulâtre vint faire écho aux applaudissemens et aux rires qu’éveillaient dans l’ouest les saillies de l’écrivain mulâtre. À défaut d’autres exemples, voici une de ces épigrammes, qui n’est pas précisément un modèle d’atticisme ni même de correction, mais où déteint comme un lointain reflet du faire des contes de La Fontaine. Elle se rapporte à l’une des vanités de Christophe, alors président, et qui tenait beaucoup à passer non-seulement pour le plus humain des présidens et le meilleur des hommes, mais encore pour le plus beau et le plus chaste des Haïtiens.

Zagot, jeune et gentille, avait plusieurs amans ;
L’humain, le bon Christophe était de ses galans.
Bientot elle est enceinte et ne sait pour quel père ;
L’enfant naît, mais plus laid, plus méchant que Cerbère :
Ses yeux creux et hagards, son corps velu, hideux,
Annonçaient que bientôt il serait dangereux.
La grande-mère en pleurs disait à la famille
Que sans doute le diable avait forcé sa fille.
Elle aspergeait l’enfant et s’écriait : Zagot !
Dis-nous, de par saint Jean, qui t’a fait ce magot ?
Avec naïveté, Zagot répond : Ma mère,
Je crois que monseigneur en doit être le père.

Tout ce que je sais des drames patriotiques de Dupré, c’est que l’emploi de la saillie créole y alternait fort heureusement avec la phraséologie solennelle et guindée que comporte le genre. Sa Mort du général Lamarre, où il déroulait les principaux épisodes de la défense du Môle contre.Christophe, eut entre autres un succès de délire et d’autant plus explicable que la plupart des personnages mis en scène se trouvaient parmi les spectateurs. Dupré devait d’ailleurs manier l’enthousiasme aussi bien que la raillerie, témoin la première et la dernière strophe d’un de ses chants populaires, le Dernier Soupir de l’Haïtien, où l’on ne peut méconnaître, à travers les imperfections de l’inexpérience et les lieux communs du temps, certain lyrisme d’assez puissante allure :

Soleil, dieu de mes ancêtres[1],
O toi de qui la chaleur

  1. Les ancêtres, tant nègres que blancs, de Dupré n’avaient probablement jamais adoré le soleil ; mais c’est une manie assez générale chez les écrivains du pays que de présenter les nouveaux Haïtiens comme les héritiers naturels et directs de la race autochthone qui observait ce culte. Cette prétention a été formulée plus carrément encore dans un journal de Port-au-Prince. « Les premiers hommes qui habitaient le pays, dit-il, n’étaient point des blancs ; c’étaient des Indiens jaunes à la peau basanée. Les blancs les exterminèrent et prirent possession du pays par usurpation. Les nègres et les mulâtres massacrèrent à leur tour les blancs, et s’emparèrent, par droit de conquête, d’Haïti, sur laquelle l’analogie de leur couleur avec ses premiers habitans leur donnait des droits irrévocables. Notons ce fait, car il est d’une très haute importance dans l’histoire. » (Manifeste du 2 mai 1841).