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vingt ans après ils régnaient encore en maîtres dans la littérature haïtienne : les Grecs et les Romains du directoire s’entend, ces superbes modèles d’académie qui sacrifiaient tant de maximes sans-culottes sur l’autel de la nature. Cet engouement était d’ailleurs plus excusable dans la patrie de Dessalines que dans la patrie de Molière. Sauf de très rares exceptions, les anciens libres, tant jaunes que noirs, par qui s’est accomplie l’initiation littéraire de la jeune nationalité, n’avaient reçu qu’une instruction élémentaire ; le bouleversement social qui vint brusquement les associer aux droits, aux intérêts, aux passions de la France républicaine, les livra donc sans défense à l’influence intellectuelle de ce nouveau milieu, et la prodigieuse mémoire, l’aptitude imitatrice dont sont douées les organisations créoles facilitèrent encore la contagion. Comme gymnastique de pensée et de style, c’était cependant beaucoup. Au moment de la rupture définitive avec la France, la minorité lettrée était déjà assez exercée pour pouvoir remonter d’elle-même aux bonnes sources littéraires ; mais l’inévitable Dessalines intervint encore ici. Lors du massacre des derniers colons français, on demanda au futur empereur ce qu’il fallait faire de leurs bibliothèques : — Je suis, j’été (J’ai été), ça parole blancs ! dit dédaigneusement Dessalines par une locution proverbiale qui sert aujourd’hui encore à exprimer l’ironique dédain du nègre pour la conjugaison française[1] ; nous pas bisoin ça ! avec blancs, ifaut {il faut) fisils avec la poudre et non papier parlé, — et par son ordre, la compagnie de grenadiers qui allait de maison en maison égorger nos malheureux compatriotes lacérait et jetait dans la rue tous les livres qu’elle découvrait. Non content de supprimer le « papier parlé, » l’empereur, allait supprimer les écoles[2], lorsqu’on le tua dans l’intérêt des lumières ; mais le mal était fuit, et le groupe lettré resta limité, faute de livres, à ses premiers représentans, eux-mêmes réduits à ruminer la lourde pâture intellectuelle qu’ils avaient ramassée par bribes dans les clubs philanthropiques, les journaux jacobins et les tragédies thermidoriennes.

Le président Pétion avait fort à cœur de renouer la chaîne civilisatrice si brusquement rompue par l’empereur nègre ; mais on a vu ailleurs[3] quels mécomptes économiques amena dans la république de l’ouest le fractionnement des propriétés rurales combiné avec une tolérance forcée pour l’indiscipline et la paresse des cultivateurs. Malgré les tacites encouragemens qui leur étaient offerts, notre commerce

  1. Dans la grammaire créole, le verbe n’a qu’un ou deux modes, et encore est-il presque toujours sous-entendu.
  2. Le directeur de la principale école du Cap étant venu un jour haranguer Dessalines à la tête de ses élèves, celui-ci le renvoya sans vouloir l’entendre et en annonçant qu’il allait faire de ce tas de grands garçons un régiment dont il destinait le commandement au jeune prince Innocent, son fils.
  3. Dans la Revue du 1er décembre 1850.