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que ses ennemis, écrivant dans l’exil leurs commentaires, appellent un héros.

Goergei comptait à peine trente-deux ans lorsque la capitulation de Vilagos vint mettre un terme bien prématuré à une carrière militaire qui n’avait pas été sans éclat. Hélas ! combien de jeunes renommées ont ainsi dévorées les événemens de 1848 ! Le même embrasement volcanique qui développait leur trop hâtive efflorescence les devait dessécher avant l’heure. C’est l’histoire de cette carrière brillante et rapide que le jeune général a entrepris de retracer dans ses loisirs forcés de Klagenfurt, dans ce recueillement indéfini où la triste loi de son destin le condamne. Je ne reviendrai pas sur les graves témoignages que le livre même de Goergei semble porter en certains endroits contre sa conduite ; je ne redirai pas comment en un acte formel d’accusation se change ça et là cet ingénieux, cet entraînant plaidoyer qu’on croirait écrit par la plume d’un Beaumarchais, si les documens stratégiques et les commentaires ne nous montraient à chaque instant le tacticien à côté du lettré, l’homme de guerre à côté de l’homme d’esprit. À quelque point de vue qu’on se place, Goergei a manqué de résolution ; il en a manqué vis-à-vis du pouvoir (quel qu’il fût, je ne le discute pas) qui lui déléguait le commandement ; il en a manqué vis-à-vis de la cause qu’en son ame et conscience il prétendait défendre. Arrêter, en ses mille péripéties plus sanglantes les unes que les autres, cette guerre néfaste ; mesurer tout de suite, avec la justesse de son coup d’œil, ce qui était possible et ce qui ne l’était pas ; former un dessein, s’y tenir et vouloir comme on sait vouloir quand on a quarante mille hommes sous ses ordres et qu’on est maître de Komorn, — à un moment donné Goergei pouvait tout cela : il ne l’a point fait. Idole du soldat, constitution de fer, nature douée sur le champ de bataille de ce regard concentrique que Napoléon appelait l’ame du général d’armée, l’occasion l’a trouvé faible, indécis, sans volonté. Il n’a pas su franchir à temps le Rubicon, et lorsque les catastrophes qu’il prévoyait sont survenues, quand la capitulation de Vilagos a marqué la suprême étape de cette sinistre campagne, tous lui ont jeté la pierre, ceux-ci parce que c’était trop lot, ceux-là parce que c’était trop tard.


H. BLAZE DE BURY.