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m’eût manqué, il m’aurait suffi pour l’acquérir de me mettre un seul instant à la place du maréchal Paskiewitsch. Ce que je sais, c’est qu’à la tête des forces dont il dispose, moi je ne traiterais pas, et rien ne m’autorise à penser qu’il doive agir différemment que je n’agirais dans sa position. » Mettre bas les armes n’est point négocier, et jamais il ne fut question que d’un acte de soumission pure et simple. Autrement, aurait-on vu un officier en sous-ordre, le général Rüdiger, remplir dans toute cette affaire, vis-à-vis de Goergei, généralissime et dictateur, le rôle de plénipotentiaire russe, tandis que le chef de l’armée, le maréchal Paskiewistch, affectait de rester à distance et rappelait par son attitude en quelque sorte désintéressée le mot du prince Windisch-Graetz : « Je ne traite pas avec des rebelles ! »

À la proclamation traîtreusement chimérique de Kossuth, le général Goergei oppose, le soir même du jour qui précéda la catastrophe de Vilagos, un manifeste raisonné, véridique, sérieux. C’est la parole d’un homme ferme et déterminé qui renonce à la lutte, parce qu’à ses yeux la lutte est devenue impossible, et qu’il condamne toute inutile effusion de sang. C’est la prose, si l’on veut, après la poésie. Dès le 11 août, Goergei se mit donc en rapports avec le général Rüdiger, qui s’était avancé jusque dans le voisinage d’Arad, et lui annonça sa résolution définitive de capituler. Cependant, comme l’avant-garde des Autrichiens, sous les ordres de Schlik, s’était en même temps approchée, Goergei indiqua au général russe la direction qu’il devait prendre, afin de mettre ses troupes entre les Autrichiens et l’armée hongroise, l’acte suprême ne devant avoir lieu qu’en présence des Russes seuls. « Hâtez-vous, général, si vous voulez éviter de nouveaux malheurs, et faites que ce triste dénoûment s’accomplisse au plus tôt ; faites surtout qu’il n’ait pour témoins que les troupes de S. M. l’empereur de Russie, car, je vous le déclare sur mon honneur, j’aimerais mieux être anéanti avec tout le corps que je commande dans une rencontre désespérée que de déposer les armes sans conditions devant les Autrichiens ! » Toute cette lettre au général Rüdiger, testament politique de Goergei, nous donne l’explication la plus complète de sa conduite et de sa situation. « Vous connaissez la déplorable histoire de mon pays, et vous m’épargnerez de revenir sur cet enchaînement de circonstances fatales qui, après nous avoir mis les armes à la main pour la revendication de nos droits légitimes, devait nous amener à combattre pour notre propre existence. » Une fois de plus, il nous est démontré que Goergei, si tant est qu’il se fût jamais senti la moindre confiance dans l’avenir de la cause qu’il soutenait, avait perdu tout espoir dès la première nouvelle de l’intervention russe.

Cependant cette lettre, pas plus que les mémoires du général madgyar, ne lève deux ou trois objections graves qui se présentent et que