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heureux de trouver l’imprudente corneille. Ils ne la mirent pas à la broche, il est vrai, mais ils la mirent au pot.

L’apologue du Loup dans le chenil est plus direct : ici c’est Napoléon mis en scène avec le vieux Koutousoff. Ce loup se fourvoie un matin, et croyant surprendre une bergerie désarmée, c’est dans un chenil qu’il pénètre. Aussitôt la cour entière[1], sentant le gris batailleur (cérago zabiakou) dans son voisinage, s’apprête à tomber sur lui. Les gardes crient : « Debout, enfans ! au voleur ! » En un instant, tout s’arme ; on accourt : quelques flambeaux s’allument, et on aperçoit le loup acculé dans un coin grinçant les dents et hérissant le poil. Ses yeux dévoraient tout le monde ; mais, voyant qu’il n’avait point affaire à des moutons et que le moment était venu de liquider avec les bergers, il tenta d’entrer en négociations. — Amis, dit-il, pourquoi tant de bruit ? Je suis votre ancien allié ; me voici pour faire la paix ; je hais la discorde. Oublions le passé ; signons un traité : pour moi non-seulement je m’engage à respecter désormais vos troupeaux, je vous promets encore de me battre pour vous. Je vous jure foi de loup que je… - Écoute, ami, dit le berger en l’interrompant, si tu es gris, moi je suis blanc[2], et depuis long-temps je connais la nature des loups ; c’est pourquoi j’ai l’habitude de ne faire autrement la paix avec tes pareils qu’en leur arrachant la peau. — Cela dit, il le livra aux chiens.

Nous pourrions encore citer le Brochet et le Chat² Cette fable est dirigée contre l’amiral Tchitchagoff, qui, arrivé de Turquie avec trente mille hommes de terre pour s’opposer au passage de la Bérézina, se laissa séparer de son arrière-garde par Napoléon, qui le battit ; ce qui est figuré par le brochet dont les souris ont rongé la queue. C’est que ce brochet, ennuyé de faire la chasse aux perches, veut se mêler d’attraper des souris. On ne tarde pas à le trouver étendu et presque mort, la queue mangée à demi. Ce qu’il y a de remarquable dans ces allusions historiques, c’est qu’elles n’ont rien de forcé ; elles naissent tout naturellement de la forme et du fond de l’apologue, et la moralité qui en ressort appartient toujours à cette philosophie du bon sens, à cette raison commune qui est vraie dans tous les temps et en tous pays.

Nous avons raconté la vie du fabuliste russe et cherché à montrer son talent sous toutes ses faces : c’était en quelque sorte préciser son rôle, faire apprécier l’influence qu’il a pu exercer sur la littérature de son pays. À une époque où cette littérature cherchait une expression pour ses instincts de nationalité, ce rôle a été tout d’initiative et d’exemple. Kriloff complète dignement l’œuvre de Pouchkine et relie le mouvement littéraire ouvert par Karamsine à l’époque actuelle, dont la mort a frappé naguère dans Gogol le plus glorieux représentant. Tandis que Kriloff traduisait la nationalité russe dans ses formes les plus humbles, Pouchkine embrassait cette nationalité des hauteurs de sa magnifique poésie. Kriloff réfléchit dans ses fables la société russe tout entière avec esprit, avec malice et surtout avec vérité. C’est ainsi que, sans plan, sans système, sans parti pris, il est arrivé à la gloire, en ouvrant les voies de la poésie populaire à la littérature de son pays.


CHARLES DE SAINT-JULIEN.

  1. Tous les communs et dépendances de la maison principale.
  2. On assure en Russie que ces paroles sont historiques. Koutousoff aurait fait allusion à la fameuse capote grise et à ses propres cheveux blancs.