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le voyageur fatigué vient se reposer et goûter un peu de fraîcheur, tandis que le rossignol, à l’aube du jour, fait retentir de ses chants leurs touffes épaisses. Une voix s’éleva humblement du fond de la terre. — « Qui ose donc nous interrompre ? reprirent-elles en s’agitant bruyamment ; qui a cette audace ? Qui êtes-vous, vous autres, là-bas, qui osez élever la voix jusqu’à nous ? » La voix dit : « Nous sommes celles qui vivent ici dans l’obscurité pour vous alimenter ; comment se fait-il que vous ne nous reconnaissiez pas ? Nous sommes les racines de l’arbre sur lequel vous fleurissez. Glorifiez-vous de votre sort et brillez à votre aise, nous le voulons bien ; mais n’oubliez pas que, si nous venions à nous épuiser, c’en serait fait et de l’arbre et de vous ! » Ces racines, si modestes et si sages, représentent, on ne saurait s’y tromper, l’humble et laborieuse population des campagnes ; car en Russie, plus que dans nos contrées d’industrie et de commerce, l’agriculture entretient et alimente les classes élevées et aristocratiques, ces feuilles élégantes et bruyantes de l’arbre social. Il y a une lointaine analogie entre cette fable et les Membres et l’Estomac de La Fontaine ; mais nous avouons notre préférence pour celle de Kriloff. Il y a d’ailleurs dans celle-ci un fonds de poésie plein de charme et de contrastes. La description de ces feuilles verdoyantes qui murmurent avec complaisance sur la cime de l’arbre, fières des brises qui les rafraîchissent et du rossignol qui leur confie ses chansons ; puis, par une antithèse inattendue, cette voix timide qui sort des entrailles de la terre et qui scandalise si fort ces babillardes, et enfin la leçon sévère, mais pleine de convenance, que leur donnent les racines, — tout cela l’orme un tableau ou plutôt une sorte de petit drame qui fait à la fois sourire et rêver.

Dans le recueil des fables de Kriloff, il nous reste à indiquer un dernier groupe, celui des fables politiques. Kriloff ne pouvait demeurer indifférent au spectacle de cette grande invasion française qui porta un instant la terreur jusque sur les bords de la Neva, au sein de Pétersbourg même[1]. Nous avons dit l’aspect de la Russie pendant cette terrible époque : tout se leva, tout s’arma pour la défense de la patrie. Nous ne sachons pas néanmoins que le fabuliste ait pris les armes, mais à coup sûr il ne demeura pas indifférent au sort de sa chère Russie. Nous trouvons dans son recueil plus d’une fable dont le cadre allégorique est rempli de ces grands événemens. Voici la Corneille et la Poule : c’est l’occupation de Moscou, que le rusé prince de Smolensk abandonna aux modernes Vandales pour les attirer dans un piège. Ce sont les termes de l’apologue ; on voit qu’on ne saurait se tromper sur l’allégorie. La ville est sur le point d’être envahie ; une corneille assistait, du haut d’un toit, à ce mouvant spectacle. « Eh bien ! lui dit une poule perchée sur une cariole prête à s’éloigner, dépêche-toi, nous partons ; en route avec nous ! On dit que l’ennemi est aux portes. — Que m’importe ? répond la corneille avec indifférence ; vos sœurs peuvent partir… les corneilles n’ont pas à craindre qu’on les mette à la broche. Ainsi donc je ferai bon ménage avec les visiteurs. » Elle resta ; mais la famine ne tarda pas à fondre sur les nouveaux venus, qui furent très

  1. A mesure que les armées françaises s’approchaient de Moscou et avant l’incendie de cette ville, les habitans de Saint-Pétersbourg se préparaient à abandonner cette capitale et commençaient déjà à expédier dans l’intérieur du pays leurs objets les plus précieux.