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qu’à ouvrir le recueil de Kriloff ; nous comprendrons la portée de ses fables, à commencer, si l’on veut, par celle des Deux Moujiks :

« Bonjour, frère Thadée. — Bonjour, frère Yégor. — Eh bien ! comment cela va-t-il, ami ? — Ah ! compère, il parait que tu ignores mon malheur. Dieu m’a visité. J’ai incendié moi-même ma maison ; tout mon avoir a péri, et depuis lors je suis réduit à la mendicité. — Comment ! incendié ? Tu fais là un pauvre jeu, compère. — Voici comment la chose arriva. Aux dernières fêtes de Noël, nous avions quelques convives. Au milieu du repas, je me levai, pris une lumière et sortis pour aller donner du foin aux chevaux. Il faut que je confesse qu’il bourdonnait quelque peu dans ma tête. Je ne sais comment il se fit que je laissai tomber une étincelle de mon flambeau et comment je parvins à me sauver moi-même. Quant à ma cour[1], elle brûla avec tout ce que je possédais. Mais toi, comment vas-tu ?

« — Oh ! Thadée, mauvaise affaire aussi. Il parait que Dieu s’était également fâché contre moi. Regarde, je suis privé de mes deux jambes, et je considère comme un vrai miracle du ciel que je sois encore parmi les vivans. C’était aussi à la Noël. Moi, j’allais à la cave pour quérir de la bière, et, de même que toi, pourquoi le cacherais-je ? j’avais bu avec des amis un peu plus que mesure, et, dans la crainte de mettre le feu à la maison, j’éteignis ma chandelle ; mais, au milieu de l’obscurité, le diable me poussa si vivement au bas de l’escalier, que je ne ressemblai bientôt plus à un homme, et que, comme tu vois, je suis estropié depuis ce moment.

« — Ne vous en prenez qu’à vous, amis, fit le frère Stéphan qui les écoutait. À vrai dire, je ne trouve pas étonnant que toi, Thadée, tu aies incendié la maison, et toi, Yégor, que tu marches avec des béquilles. Il n’est pas sage qu’un ivrogne porte de la lumière, mais je ne sais pas s’il n’y a pas un plus grand danger à ce qu’il reste dans les ténèbres. »

Ce n’est point là, on le voit, une fable dans l’acception ordinaire du mot ; c’est un tableau de la vie populaire, dont l’intérêt ne pouvait être mieux compris que dans un pays où l’imprévoyance et l’ivrognerie livrent souvent aux flammes des villages entiers.

Voici maintenant les Trois Moujiks : Nous parlions tout à l’heure de trouvères et de fabliaux ; certes, si la Russie avait eu ses trouvères comme la France, on pourrait hardiment attribuer à l’un d’eux ce spirituel poème, dont la donnée rappelle d’ailleurs d’une manière frappante, le fabliau du Chevalier, du Marchand et du Vilain.

« Trois moujiks arrivèrent dans un village pour y passer la nuit. C’étaient des charretiers qui revenaient de Saint-Pétersbourg. Ils avaient travaillé, ils s’étaient amusés, et à ce moment ils regagnaient leur endroit. Or, comme un digne moujik ne se couche jamais à jeun, nos trois voyageurs demandèrent à souper. Mais quel régal trouver dans un village ? On leur servit un plat de chtchi[2] déjà fort entamé, du pain et un reste de kacha[3]. À Saint-Pétersbourg, c’eût été autre chose ; mais à quoi bon des regrets ? Encore valait-il

  1. Dror, mot à mot cour, et par extension la maison avec toutes ses dépendances.
  2. Soupe aux choux.
  3. Gruau au beurre cuit au four.