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hommes de lettres, poètes, artistes, tous avaient été appelés pour fêter le fabuliste. Au moment des toasts, le ministre de l’instruction publique, le comte Ouvaroff, se leva, lui remit une lettre de félicitations de l’empereur, et lui fixa sur la poitrine la plaque de l’ordre de Saint-Stanislas. Après cela, trois toasts furent portés d’abord au tsar, puis au poète, enfin à la patrie. Au sortir de table, le poète fut conduit auprès du grand-duc héritier, qui l’attendait pour le complimenter. Ce fut un beau jour pour le fabuliste, et nous ajouterons pour la Russie, qui savait ainsi s’honorer elle-même dans ces honneurs rendus au poète le plus populaire qu’elle eût produit. Kriloff vécut encore sept ans, et s’éteignit doucement en 1845. Sa mort, qui fut chrétienne comme sa vie, produisit un deuil général. Le peuple s’était porté en foule à ses funérailles, et, si un étranger avait demandé pourquoi cette grande douleur publique et quel était ce cercueil : — Dieu a affligé la Russie, eût répondu l’homme du peuple dans son langage naïf et figuré : c’est un de ses glorieux enfans qui s’en va !


III

Nous trouvons parmi nos vieux fabliaux de petits poèmes qui traduisent une intention satirique dans une forme pleine d’abandon et de vivacité. Les fables de Kriloff sont de cette famille plutôt encore que de celle des apologues de La Fontaine. Ce qui distingue essentiellement Kriloff, c’est la vérité locale, la physionomie essentiellement russe des personnages qu’il met en scène. Sous plus d’une piquante fable se cache même l’allusion directe, qui marque en traits ineffaçables la date et le lieu du récit.

Pénétrons d’abord au sein même du peuple auquel ces fables s’adressent. En Russie, le peuple a partout une homogénéité de caractère et de mœurs dont sont fort éloignées nos populations françaises. En France, ces populations sont scindées par leurs professions mêmes ; ainsi la classe ouvrière qui remplit les ateliers se distingue par des traits qui lui sont particuliers des classes agricoles. En Russie, rien de semblable. Les ouvriers qui hantent les capitules ne cessent pas pour cela de faire partie des populations villageoises ; ils n’habitent les villes que pendant quelques mois de l’année, et s’en viennent généralement hiverner au village ; c’est pourquoi tous ces artisans sont désignés sous l’appellation commune de moujik, qu’on applique également aux hommes de la campagne. De là cette conformité de mœurs, d’habitudes et de langage.

Le peuple russe des classes partagées ainsi entre la campagne et la ville croit aux puissances surnaturelles, et, avec l’instinct de sa faiblesse, il est tout simple qu’il les fasse souvent intervenir dans les accidens les plus ordinaires de la vie : ainsi c’est Dieu ou le diable qui influe sur sa bonne ou sa mauvaise fortune, — sans parler du patron de la maison, des farfadets, de l’esprit familier, etc. Le paysan moscovite savoure aussi volontiers, il faut bien le dire, après l’office des fêtes et dimanches, quelques verres d’une eau-de-vie grossière, extraite du froment, qui porte assez vite à l’ivresse. C’est au kabac (cabaret) que se débite cette boisson de régie, ce qui n’empêche pas le moujik d’en avoir sa petite provision chez lui et d’en offrir largement à ses convives aux jours de gala.

Nous connaissons maintenant le caractère du paysan russe. Il n’y a plus