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chaleur. Rien n’avait encore distingué Kriloff de tant d’autres écrivains qui dépensaient beaucoup d’esprit en mille choses pour ne réussir pleinement à rien. On lui tenait compte néanmoins de cet esprit éparpillé en vingt lieux ; le monde, qui entendait souvent répéter son nom, avait fini par l’accepter. Bientôt sa place fut marquée à toutes les fêtes ; on le rechercha, mille devoirs futiles absorbèrent ses instans. Kriloff joignait à un esprit enjoué et facile un talent réel sur le violon. Nouvelle cause de dissipation : aussi bientôt cessa-t-il de s’appartenir à lui-même. Le monde des artistes et celui des grands seigneurs se le disputaient à l’envi. Vint ensuite la passion du jeu ; il s’y livra avec emportement, comme il s’était livré au théâtre, et n’y fut pas plus heureux. « Je n’ai pas de regret à l’argent que perd Kriloff, disait à ce propos l’empereur Alexandre ; mais je serais désolé qu’il perdit son talent. »

Six années se passèrent de la sorte ; enfin le poète s’aperçut qu’il était fatigué de cette vie d’éparpillement et de bruit, et il éprouva le besoin de revenir à ces devoirs réguliers du service public dont on ne saurait jamais s’affranchir vainement en Russie. L’impératrice Marie Fédorowna, la mère de l’empereur Nicolas, qui s’intéressait à lui, le fit placer auprès du gouverneur militaire de Riga, le prince Serge Galitzine. Kriloff mena pendant trois ans cette paisible existence de chancellerie, non sans y mêler toutefois le jeu et la littérature, les deux passions qui se partageaient son aine. Néanmoins, ces trois ans écoulés, la liberté vint le tenter de nouveau, capricieuse et souriante : il donna sa démission. Il se trouva que cette démission coïncidait avec la retraite du gouverneur, dont la santé avait besoin de repos. Le prince Galitzine proposa à Kriloff, dont il avait su apprécier le cœur et le caractère, de raccompagner dans ses terres de Saratoff[1]. L’offre plut à celui-ci ; c’était la perspective d’une nouvelle existence. Il n’en fallait pas davantage pour décider cet esprit mobile et flottant.

Cette époque est décisive dans la vie de Kriloff : son séjour dans une des provinces les plus centrales de l’empire allait enfin donner l’éveil aux qualités vraiment originales de son génie. La vie de campagne ou plutôt de solitude, succédant à la vie bruyante de Saint-Pétersbourg et à la vie officielle de Riga, ne pouvait manquer de laisser une forte trace dans cette nature sympathique, dès long-temps préparée aux impressions populaires. Kriloff avait autrefois vécu parmi le peuple et en avait retenu le langage pittoresque, il en avait aussi retenu la physionomie, si pleine de naïve et spirituelle finesse ; mais il est permis de croire que ces premières impressions se seraient affaiblies ou même effacées tout-à-fait, si son séjour à Zoubrilowka, terre du prince Galitzine, n’était venu les raviver en les renouvelant.

L’habitation domaniale du seigneur russe s’élève d’ordinaire, avec l’église, au centre de la propriété et dans le voisinage des villages qui en relèvent, ou plutôt qui en font partie. C’est là que demeure le maître avec sa famille et ses nombreux serviteurs. L’hospitalité y est pratiquée sur une échelle presque royale. Les hôtes arrivent de vingt lieues à la ronde, avec grand cortège de

  1. La province de Saratoff est située au sud-est de Moscou, ayant pour chef-lieu la ville de Saratoff, sur le Volga. C’est un des greniers de la Russie grâce à l’abondance de ses céréales, et ses pêches de caviar (œufs d’esturgeon) et de sterlet (poisson rare et d’une extrême cherté) ajoutent encore à la richesse de cette province.