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personne que cela pût ne pas être ainsi. Dans l’esprit du poète, il n’y avait qu’une langue comme il n’y a qu’une Russie, et Kriloff trouvait, dans l’harmonie générale de sa pensée, le secret de cette unité de caractère donnée à un style où l’idiome du peuple a une si large part.

L’époque à laquelle Kriloff arriva à Saint-Pétersbourg - 1782 - coïncidait avec la fondation d’un théâtre national et public. Le mouvement dramatique qui en fut la conséquence fit sur le jeunet homme une vive impression. L’un des écrivains célèbres qui avaient tendu à Kriloff une main bienveillante, Kniajnine, venait de publier ses tragédies patriotiques. L’acteur Dmitriewsky, le Roscius moscovite du temps, jouait, à ce qu’il parait, avec un grand talent le rôle de Roslaff dans la pièce de ce nom. Kriloff voulut connaître le comédien, et Kniajnine le mit en rapport avec l’interprète de ses tragédies. Dmitriewsky était un homme d’un commerce facile ; il avait une instruction solide et variée : il était versé dans la connaissance des langues modernes et avait fait deux fois le voyage de Paris, chargé d’engager des artistes pour le théâtre impérial de Saint-Pétersbourg. Kriloff et l’acteur furent bientôt amis intimes, malgré l’énorme différence d’âge qui les séparait. L’imagination du jeune poète s’était tournée vers le théâtre. Tout devait l’y porter, l’amitié de l’acteur, ses préoccupations grecques et romaines, les succès de Kniajnine. Il composa une tragédie, Cléopâtre, et la lut à son ami. Celui-ci lui conseilla de la brûler. Kriloff ne se découragea point et en composa une seconde, Philomèle, en cinq actes et en style héroïque, ce qui signifiait un mélange de russe vulgaire et de slavon d’église : il parait que l’acteur ne la trouva pas meilleure que la première. Kriloff ne s’en montra que plus acharné à la poursuite du génie dramatique : il abandonna même le service public pour pouvoir se livrer, avec une liberté plus entière, à cette passion malheureuse. Douze ans se passèrent ainsi pendant lesquels Kriloff fit représenter plusieurs pièces, éparpilla son esprit sur vingt objets, toucha à tout et n’apprit rien ou à peu près. Il avait perdu sa mère, son indépendance était absolue, et il en cherchait péniblement l’emploi. Une nouvelle idée s’empara de lui, celle de fonder une imprimerie et un journal. Il s’associa avec un ancien capitaine de la garde, et ce projet fut mis à exécution. Le journal fut intitulé la Poste des Esprits. Il avait pour objet de peindre les faiblesses et les ridicules du siècle. Il était de mode alors de mettre on scène les esprits, sorte de création fantastique au moyen de laquelle les vérités les plus hardies avaient cours dans le monde. L’idée par malheur commençait à vieillir ; on ne put s’empêcher néanmoins d’admirer la facilité du jeune publiciste, la hardiesse de ses idées et cette ironie caractéristique tour à tour mordante, profonde, spirituelle et vraie, qui distinguait déjà son style. C’est qu’ici, n’étant pas obligé de sacrifier à la forme héroïque du temps, c’est-à-dire à la boursouflure semi-slavonne, il put être original et piquant à son aise. C’est dans ce recueil qu’il commença à s’élever contre la gallomanie, entretenue, suivant lui, dans les familles aristocratiques par l’usage des précepteurs français, usage, pour le dire en passant, qui n’a arrêté ni la force ni l’extension du sentiment national en Russie, bien qu’il se soit conservé jusqu’à nos jours, et Kriloff a pu s’en convaincre lui-même quarante ans après la publication de la Poste des Esprits.

Ce journal ne vécut qu’une année, mais un second lui succéda bientôt