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pour la plupart à la haute société, aux sommités hiérarchiques : l’un, Mouravieff, conseiller privé et sénateur, a l’honneur de diriger l’éducation de deux grands-ducs ; l’autre, Dmitrieff, est aussi sénateur, il tient de plus le portefeuille de la justice ; le troisième, Ozéroff, est général-major ; tous ont fait des études régulières, leur éducation a été libérale ; il ont reçu dès leur enfance, si l’on peut ainsi s’exprimer, l’infusion des mœurs, de la langue et de la littérature de notre pays. Rien de semblable pour Kriloff. — Fils d’un pauvre officier d’armée[1] qui le laissa orphelin à l’âge de onze ans, il entra dans la vie sans nom, sans fortune, sans amis, sans protection. Sa mère, femme courageuse et d’énergie, se fit elle-même son institutrice. Elle avait compris que, dans l’intérêt de son avenir, il devait savoir le français : elle obtint du précepteur des enfans du gouverneur de Tver qu’il donnerait des leçons de langue française à son fils ; mais, s’apercevant bientôt que les progrès étaient assez lents, elle entreprit de les activer, et, quoiqu’elle ne sût pas un mot de français, elle fit lire tous les jours le jeune homme. Lorsqu’il lui semblait que son élève avait bien lu, elle lui accordait de petites gratifications. Kriloff n’abusa d’ailleurs jamais de l’ignorance de sa mère et fit des progrès réels. Son père avait laissé pour tout héritage une caisse de livres qui le suivait partout. À défaut d’autres moyens plus réguliers de s’instruire, et peut-être aussi par désœuvrement, le jeune homme lut avidement ces livres, et bientôt sa tête fut si remplie de héros grecs et romains, et surtout de pièces de théâtre, qu’à l’âge de quinze ans il avait composé un opéra sans connaître les premiers élémens de l’art dramatique. C’est ainsi sous la direction de sa mère, c’est surtout avec le secours de la bibliothèque nomade de son père que le jeune Kriloff dut suppléer à l’absence de maîtres plus sérieux. Il faut dire que la profonde misère qui accablait la mère et le fils était peu propre à faciliter les études de celui-ci. Cette misère devint si cruelle que la mère fut obligée de solliciter pour son fils, — un enfant de douze ans à peine ! — une place de copiste dans l’administration de je ne sais plus quelle petite ville du gouvernement de Tver. Enfin, au bout de trois ans de luttes et de souffrances inouïes, ils partirent pour Saint-Pétersbourg, où Mme Kriloff espérait obtenir une pension de veuve de militaire, et peut-être trouver pour le jeune Ivan une position sortable.

On le voit, ces débuts ne ressemblaient guère à ceux des heureux poètes qui marchaient alors dans la voie ouverte par Karamsine. Ces premières années ainsi consumées dans la misère, parmi les classes les plus infimes de la société, ne furent pas perdues cependant pour le jeune Kriloff, qu’elles familiarisèrent avec le langage et les mœurs populaires, et qu’elles mirent à même d’étudier la race moscovite, dans les moindres nuances de sa mobile nature. Sans ces premières épreuves, le caractère national de son pays lui eût échappé peut-être comme à tant d’autres écrivains qui n’arrivaient à le connaître que par des à-peu-près et artificiellement. Kriloff s’était instruit à la grande source nationale ; aussi les œuvres qui lui ont valu une si haute place dans la littérature de son pays, ses fables, se distinguent-elles par ce langage populaire, si habilement fondu au langage de la poésie, et qui se montre sous sa plume si pittoresque, si original et si charmant, qu’il ne saurait venir à l’idée de

  1. Ainsi sont désignés en Russie les officiers qui n’appartiennent pas à la garde.